L’incroyable succès d’un universitaire

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Il ne manque pas de trouver sens là où l’on serait tenté de n’apercevoir que des faits. C’est le 5 janvier 1932 que naît Umberto Eco à Alessandria, petit village du Piémont en Italie. D’après son grand-père, enfant trouvé, son nom de famille – trouvaille d’un fonctionnaire lettré – serait l’acronyme de ex caelis oblatus, c’est-à-dire « cadeau des cieux ».

En 1940 à 1945, la famille Eco se réfugie dans un petit village de montagne. Umberto Eco est témoin de combats entre partisans et fascistes. En 1954, Umberto Eco achève sa thèse de philosophie, Le Problème esthétique chez Thomas d’Aquin, et obtient son doctorat à l’université de Turin. De 1956, sa thèse, légèrement remaniée, constitue sa première publication.

Il est engagé par la RAI, télévision publique italienne, pour développer des programmes culturels. Parallèlement il entreprend d’organiser un réseau d’artistes d’avant-garde comprenant aussi bien des écrivains, des musiciens que des peintres. En 1961, Umberto Eco perd son emploi à la RAI, mais s’affirme comme l’un des meilleurs spécialistes de la pensée médiévale, et entame une brillante carrière universitaire. Il sera d’abord maître de conférences en esthétique à l’université de Turin jusqu’en 1964.

En 1962, il épouse Renate Ramgen, spécialiste allemande des Beaux-Arts. La même année, il publie L’Œuvre ouverte. Il devient professeur de communication visuelle à l’université de Florence. Il dirige aussi une collection d’essais philosophiques pour la maison d’édition “Bompiani” et signe des articles pour Il Verri, revue consacrée à l’avant-garde philosophique et aux expérimentations linguistiques. En 1975, c’est l’année de la reconnaissance et du couronnement universitaire d’Umberto Eco, nommé professeur titulaire de sémiotique à l’université de Bologne. Il signe également son Traité de sémiotique générale qui contribue au développement d’une esthétique de l’interprétation. L’idée principale d’Umberto Eco, qu’on trouvait déjà dans L’Œuvre ouverte, et qui sera formulée plus explicitement encore dans Lector in fabula, est que le texte littéraire n’a pas de sens préétabli, préexistant à l’acte de lecture. C’est justement au lecteur qu’il revient non pas de découvrir, mais d’inventer ce sens.

En 1980, la parution du Nom de la rose, qui sera lauréat de nombreux prix littéraires, dont le Médicis en 1982, et connaîtra un énorme succès commercial, apporte la notoriété internationale à Umberto Eco. Pour l’écriture de ce roman policier prenant place dans l’Italie du XIVe siècle, le grand médiéviste a su utiliser toute son érudition. Les multiples références historiques (les débats théologiques sur le rire et la pauvreté ecclésiastique), culturelles (l’archiviste aveugle de la bibliothèque secrète de l’abbaye se nomme Jorge de Burgos en hommage à Jorge Luis Borges) et philosophiques (références au second livre perdu de la Poétique d’Aristote) font du Nom de la rose une illustration des théories esthétiques d’Eco. En 1986, Jean-Jacques Annaud adapte Le Nom de la rose au cinéma. Comme le livre, le film suscite l’enthousiasme du public. Deux ans plus tard, c’est la parution du Pendule de Foucault, son second roman, nouveau succès critique et commercial. En 2001, Umberto Eco, et de nombreux autres intellectuels italiens appellent à faire front contre Silvio Berlusconi qui devient pourtant président du Conseil italien. En 2002, Umberto Eco est l’un des soixante écrivains italiens invités au Salon du livre de Paris dédié à l’Italie.

La traduction de Baudolino connaît un très vif succès dès les premiers jours de sa sortie en France. L’universitaire-écrivain n’arrête pas de surprendre. En 2002, il publie Histoire de la beauté. « Je porte ce livre depuis quarante ans. A l’époque, j’achevais ma maîtrise d’esthétique et préparais l’agrégation. Je travaillais également chez l’éditeur italien Bompiani pour qui je venais d’achever une Histoire illustrée des inventions qui avait connu un grand succès international. J’ai proposé une histoire de la beauté… que l’éditeur n’a pas retenue pour des raisons qui m’échappent encore.

J’ai donc rangé mes notes dans un tiroir et je me suis marié avec ma collaboratrice! Mais ceci est une autre histoire de la beauté… Et puis, il y a deux ans, un ami m’a suggéré de chercher les images qui permettraient de créer un C.D sur l’histoire de la beauté. J’ai donc ressorti mes notes et fouillé dans les images correspondantes. Cela m’a convaincu de la nécessité de montrer au public les œuvres dont on parle, lorsqu’il est question de la beauté. J’ai évidemment repris intégralement les textes pour proposer une vision différente de cette histoire », confie-t-il.

« Mais il faut préciser que cette histoire de la beauté n’est pas une histoire de l’art. Trop souvent, on associe la beauté à l’art. C’est très réducteur. Ce livre raconte la façon dont les hommes et les femmes ont considéré la beauté à travers les âges. Nous employons l’adjectif « beau » pour désigner des choses qui n’ont rien à voir entre elles. Et qui, parfois, n’ont rien à voir avec la beauté. On dit, par exemple, que l’on a fait un beau repas, que l’on a passé une belle nuit d’amour, qu’une femme est belle, qu’un tableau est beau, que la pluie succède au beau temps… Bref, l’adjectif « beau » désigne des expériences très discontinues. La plupart du temps, on emploie d’ailleurs « beau » pour « bon ». Ce qui m’intéresse, ici, est de comprendre ce qu’était une chose belle aux yeux d’un homme de la Grèce ancienne, du Moyen âge ou du XXe siècle », souligne-t-il. L’écrivain est toujours passionné des époques passées. « L’homme de la Renaissance ne voyait de l’autre sexe que le visage. Tout le reste était caché. Aussi, lorsqu’il choisissait sa partenaire, il la découvrait nue pour la première fois lors de la première nuit.

Aujourd’hui, nous sommes soumis au chantage des modèles qui nous sont proposés mais ces derniers sont artificiels: même la plus belle des mannequins est, dans la vie, moins belle que sur la photo. Nous sommes soumis à une continuelle sollicitation, mais pour des modèles de beauté qui ne sont qu’artificiels. Au niveau sexuel, cela provoque une chute de la libido.Finalement, nous rejoignons les idéaux de Malthus: pour réduire la population, il suffit désormais de montrer plusieurs modèles de beauté », explique-t-il.

Eco est un homme savant, ce qu’il prouve dans ses essais comme dans ses romans. Dans L’île du jour d’avant, il raconte l’histoire d’un Piémontais qui fait naufrage, en 1643, sur la longitude qui sépare la planète entre hier et aujourd’hui. Il nous embarque dans un périple qui nous conduit aux quatre coins du monde, survolant l’histoire, les guerres, l’amour et la mort avec un brio et une culture qui sont désormais sa marque de fabrique. Umberto Eco possède un talent singulier, qui n’est sans doute pas étranger à son succès et à sa notoriété: avec lui, l’érudition n’est jamais triste, mais au contraire ludique et jubilatoire. Dans La recherche de la langue parfaite…, l’auteur du Nom de la rose explore une utopie qui, de l’Antiquité à nos jours, a hanté la culture européenne: la redécouverte ou l’invention d’une langue qui serait commune à l’humanité tout entière.

En Italie, chaque nouvel ouvrage de l’auteur-philosophe du Nom de la rose est accueilli comme un événement national. Lorsque L’île est sorti, le roman fut l’objet d’annonces respectueuses en première page de tous les journaux italiens – et la cible de boulets rouges dans la plupart des chroniques en pages intérieures. Avec une malveillance mal dissimulée, la majorité des critiques a défini la trajectoire créatrice d’Eco comme une chute continue, débutant avec la renommée mondiale de la Rose, se poursuivant avec la médiocrité du Pendule de Foucault et aboutissant au désastre artistique de L’île.

Ces jugements, sans être toujours déplacés, sont au fond fallacieux. Car ils considèrent Eco comme un conteur ordinaire, alors qu’en réalité c’est un allégoriste qui utilise ses fables pour véhiculer une vision systématique de toute création. C’est le propre d’un écrivain plein d’imagination.

Farid Aït Mansour

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