Les couleurs chatoyantes d’un écrivain

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Il a une prose qui éblouit. Admirateur de Flaubert, sa production littéraire est variée; elle est, dans une large mesure, impressionnante. C’est à Londres qu’il écrit ses livres. Des livres d’une originalité saisissante. Les Anglais sont fair-play, mais de là à endurer de la part d’un des leurs l’éloge prononcé du mangeur de grenouilles, il y a un « Channel » que nul tunnel ne saurait franchir. Pour Julian Barnes le francophile, tout a commencé très tôt. Dès l’âge de 12 ans, il passait ses vacances à visiter la France en famille. Un père et une mère profs de français, un grand frère, et des journées entières à sillonner l’Hexagone, à manger « des tomates gâchées par de la vinaigrette ». Car l’attrait du Sud étant plus fort que son appréhension devant l’omelette aux herbes, Julian Barnes n’a finalement jamais cessé de parfaire son français, utilisant toutes les liaisons possibles: le bateau à Douvres, Folkestone et Southampton pour Calais, Boulogne ou Le Havre; l’avion à Heathrow, Gatwick et Stantstead pour Le Bourget, Orly ou Roissy; le train de la gare Victoria à la gare du Nord… S’il n’avait été lexicographe, critique ou encore écrivain, l’homme aurait fait un merveilleux agent de voyages. Des Causses aux Cévennes, de la Flandre à la Bretagne, des Pyrénées au Ventoux, pas une départementale ne lui échappe. Mais c’est à Londres que le voyageur a posé sa machine à écrire. Dans un décor des plus british, où rien ne manque, ni la voiture du laitier, ni les jardinets, ni, dans l’élégante maison à bow-window, les « fondamentaux » du bon chic anglais: bibliothèque, billard, cheminées, piano… Seule erreur peut-être, ce bureau noir de P-DG ou, comme disent ses amis moqueurs, de présentateur de journal télévisé. Autre passion française Flaubert, dont le facétieux auteur du Perroquet de Flaubert avait offert en 1986 un portrait déconcertant. Devant tant de bonne volonté, la France reconnaissante lui décerna le prix Médicis essai et le prix Gutenberg, et récidiva six ans plus tard en couronnant Love, etc., délicieux marivaudage à la française, du prix Femina étranger. Mais, surprise, la France n’est pas la seule nation à saluer le talent du pourfendeur des idées reçues: l’Angleterre elle-même – malgré quelques notes discordantes -, les Etats-Unis, l’Espagne, l’Allemagne, le Japon, la Corée… plus de quarante pays participent au concert de louanges. Ce qui, délai de traduction oblige, nécessite quelques jongleries : « Il m’arrive de devoir parler en France d’un roman, en Allemagne d’un autre, tandis que je travaille sur un troisième. Alors, par lassitude, on ment, on réinvente. En fait, le vrai paradoxe, c’est qu’on parle toujours mieux du livre qu’on est en train d’écrire, et on s’interdit d’en parler! », dit-il au magazine Lire. D’un autre roman qu’il achève on sait qu’il traite de l’Angleterre et de son avenir, et que, gageure, la France y est absente : « J’ai fait un effort particulier car mes personnages sont toujours tentés à un moment donné d’aller en France », fait-il remarquer. En dix savoureuses nouvelles, Julian Barnes décline les diverses raisons qui ont bien pu pousser les honorables citoyens de la perfide Albion à traverser la Manche depuis des siècles. Où l’on apprend que l’Angleterre exporta notamment ses ingénieurs et ouvriers des chemins de fer.

La plus drôle de ses nouvelles confronte un Anglais très conventionnel aux surréalistes lors d’une des fameuses séances des Recherches sur la sexualité Le « témoin surprise », peu déniaisé, s’en sort fort maladroitement des questions très particulières des Breton, Prévert, Queneau, Aragon et consorts.

Autre petit bijou, l’invitation d’un écrivain anglais à une pseudo-conférence au fin fond du Cantal. On s’amuse également lorsque Adeline, la pauvre compagne d’un grand compositeur fantasque et tyrannique s’échine à faire arrêter la vie d’un village afin que l’artiste puisse écouter tranquillement les concerts de la BBC sur son poste de TSF. Mais Barnes sait aussi se faire plus grave quand il s’intéresse au sort d’un charpentier protestant et de sa famille au lendemain de la promulgation de l’édit de Nantes; ou quand il accompagne la sœur de Sam Moss, mort en 1917, lors de son pèlerinage annuel aux cimetières de la Grande Guerre.

Devoir de mémoire, interrogation sur la nostalgie, l’exil, l’uniformisation de l’Europe à venir… derrière l’humour toujours présent, Julian Barnes se révèle un grand sentimental. Qui songe d’ores et déjà à la seule suite possible de ce bel Outre-Manche: les tribulations des Français en Angleterre. Mais pour cela, il lui faudra, avoue-t-il, commencer par arpenter son propre pays. Dans son dernier livre, l’auteur s’en va sur d’autres chemins. Un homme dans sa cuisine montre le buste ceint du tablier du parfait cordon-bleu. Venu tard au sujet après avoir grandi dans un monde où la cuisine était un domaine exclusivement réservé aux femmes, Julian Barnes a su passer progressivement de la côtelette de porc fumé avec petits pois mi-crus et pommes de terre en conserve à des mets bien plus raffinés.

Derrière ses fourneaux, l’auteur du Perroquet de Flaubert ne recule devant rien, pas même un lièvre à la sauce au chocolat, préparé pour régaler un amiral à la retraite. Obsessionnel et anxieux, il confesse respecter les indications et les temps de cuisson, faisant davantage confiance aux ustensiles qu’à lui-même.

« Je ne saurai probablement jamais si un morceau de viande est cuit en le tâtant avec mon index », avoue l’écrivain qui dit pourtant s’adonner aujourd’hui à la cuisine avec plaisir et enthousiasme. Muni de sa batterie de livres plus ou moins scientifiques, de moules à pain, de couperets pour hacher la viande, d’une chausse à filtrer la gelée et de divers appareils électriques, Barnes reconnaît qu’il lui arrive de jurer lorsqu’un plat ou une recette lui résistent.

Un esprit caustique capable d’écrire des choses aussi censées et justes que: « Cuisiner, c’est se débrouiller avec ce qu’on a – le matériel, les ingrédients, le niveau de compétence. Il s’agit d’une procédure faillible pour laquelle chaque succès, si infime soit-il, nécessite d’être encensé, et plus qu’il ne le mérite, de préférence », a droit à toutes les toques et les étoiles. Lui même est, peut-être, une grande étoile dans l’univers des créateurs du monde, des inventeurs d’histoires.

Farid Ait Mansour

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