La dernière édition de l’année 1991 de l’hebdomadaire satirique El Manchar –parue juste après l’annonce des résultats du 1er tour des législatives du 26 décembre- titrait en grande manchette : ‘’Dernier numéro d’El Manchar…’’. Ce n’est qu’en bas de page, en caractères minuscules à déchiffrer à la loupe, que le reste de la phrase continue : ‘’… avant la fin de l’année’’. Le message, empreint d’une grande ingéniosité (on n’est pas Manchar pour rien), est à double sens : si le processus électoral continue, c’est incontestablement le dernier numéro de ce journal que l’État théocratique ne saurait tolérer ; si les forces vives du pays surgissent pour arrêter cette dérive historique, ce serait alors le dernier numéro de l’année de ce canard impertinent. À lui seul, cet épisode, mi-humoristique, mi-tragique, illustre toute la destinée du pays mise en jeu depuis l’ ‘’ouverture démocratique’’ permise par la Constitution de 1989. Cette nouvelle loi fondamentale du pays est vue par les observateurs comme une échappatoire, une soupape, une machiavélique tentative du système du parti-Etat pour se ‘’tirer d’affaire’’ après les sanglantes journées d’octobre 1988.
Ces dernières ont eu leur lot d’explications par les analystes. Du ‘’chahut de gamins qui a dérapé’’- étrange raccourci lancé depuis Paris par l’ambassadeur d’Algérie de l’époque- à une conspiration de palais qui a mal tourné en échappant à ses initiateurs, toutes les hypothèses ont été sériées et disséquées. Il demeure enfin cette spontanéité, cet élan insurrectionnel qui ne demandait en fait qu’une étincelle qui vint par le biais des ces obscurs calculs issus d’interlopes conciliabules.
Cet élan primesautier de la population est intimement lié à la condition d’existence qui lui est faite : un pays riche par son sous-sol, son histoire et sa révolution armée se trouve réduit à une glaciation politique, une misère économique, un déni de citoyenneté et une régression culturelle sans nom. Pour les courants islamistes qui ont travaillé au corps la société depuis une dizaine d’années déjà, l’Algérie est un fruit mûr, voire même bletti, qu’il s’agit de cueillir dans l’escarcelle islamiste. La clause de la Constitution qui annonçait l’interdiction de fonder un parti politique sur des bases religieuses ne fut, en fait, qu’une ruse de guerre d’un pouvoir finissant, puisqu’elle sera aussitôt battue en brèche par l’agrément du FIS par les autorités. Ce parti, par qui le malheur de l’Algérie des années 90 soufflera, ira à l’assaut des communes et des mosquées, antichambre du processus qui a failli l’installer en majorité absolue dans l’APN en décembre 1991. Entre-temps, pour montrer ses forces, il plastronnait ridiculement, en juin 1991, dans les places publiques de toutes les villes d’Algérie.
Sid Ahmed Ghozali convoquera par la suite une conférence avec les partis pour préparer des élections ‘’propres et honnêtes’’. Au mois de novembre, le premier acte terroriste sera perpétré contre la caserne de Guemmar, dans la wilaya d’El Oued.
Quelques semaines plus tard, le 26 décembre, eut lieu le premier tour des législatives. Le général Larbi Belkhir, ministre de l’Intérieur, la mine défaite et le verbe hésitant, annonce le vendredi 27 les résultats du scrutin. Le ciel de l’Algérie s’assombrit.
La République vacille. On n’avait pas besoin d’attendre le 2e tour pour savoir que l’Assemblée est acquise au FIS avec une majorité absolue. Dans l’histoire contemporaine, l’Algérie n’a jamais eu à négocier son destin comme elle le fit dans l’intervalle entre le 26 décembre 1991 et le 11 janvier 1992, date de la création du HCE qui sera présidé par Boudiaf. L’interruption du processus électoral, que certains assimilent trop facilement à une violence contre la légalité, sera l’œuvre des forces et des énergies- société civile regroupée dans le CNSA et Armée nationale populaire- qui ont pris sur elles d’arrêter la grande dérive historique qui a failli reléguer le pays, au mieux, dans les dédales du Moyen-âge, et, au pire, dans une guerre civile dont on ne peut imaginer les conséquences.
Ce choix a un prix. Il a été payé au cours des dix années de terrorisme-le plus sanglant et le plus barbare que l’humanité ait secrété- par les meilleurs fils de l’Algérie qui sont tombés par dizaines de milliers : policiers, militaires, gendarmes, écrivains, journalistes, enseignants, imams et de simples citoyens.
L’Algérie en a-t-elle tiré toutes les leçons pour fermer la parenthèse d’une perversion de l’ordre politique qui, à dire vrai, prend ses origines des premières années de l’Indépendance lorsque la souveraineté populaire fut mise entre parenthèses ?
Amar Naït Messaoud