Deux siècles avant la naissance d’un des plus célèbres pères de l’Église chrétienne d’origine numide, à savoir Saint-Augustin, cette partie de l’Afrique du Nord donna naissance à une des figures les plus emblématiques de la chrétienté et des lettres latines. Tertullien, de son vrai nom romain Quintus Septimius Florens Tertullianus, est né en 145 de l’ère chrétienne à Carthage et mourut en l’an 220 ou 222 selon certaines versions. Les historiens et hommes de lettres modernes reconnaissent en lui un des plus grands génies littéraires en donnant au latin ses lettres de noblesse, et, sur le plan philosophique, un ardent défenseur de la conciliation entre la foi et l’héritage païen. Sur le plan politique, ce mystique chrétien s’avérera un farouche adversaire de l’impérialisme romain et travaillera toute sa vie pour garder son esprit d’indépendance. Ayant hérité d’une forte tradition païenne, il ne se convertira au christianisme qu’à l’âge adulte (plus de quarante ans). Ses 31 traités forment le premier monument des lettres latines chrétiennes. Il s’en était occupé pendant un quart de siècle (de 197 jusqu’à sa mort) dans les moments les plus tendus, et parfois sanglants, de l’Empire. Fils d’un des centurions de Carthage, chefs militaires romains en activité sur l’ensemble de l’Afrique du Nord (Numidie et Carthage), Tertullien se sentira proche des siens, c’est-à-dire des populations autochtones soumises à la domination romaine. De tempérament combatif, violent et volontiers polémiste, il est considéré comme le premier prosateur de d’art du christianisme latin. Avec son triptyque : Aux Martyrs, Aux Païens et Apologétique, il ouvre avec éclat le débat du christianisme et du paganisme en langue latine. Ce genre d’écriture était auparavant l’apanage de la Grèce. » Le genre apologétique recourait aussi à toutes les ressources de la dialectique et de la philosophie, surtout stoïcienne, pour défendre le christianisme contre d’injustes attaques, et de présenter de la manière la plus rationnelle les vérités de la foi chrétienne (…) Mais, ce plaideur africain adapte aussi le genre à la culture et à la sensibilité latine des magistrats auxquels il s’adresse. Animé par la passion oratoire, de la rétorsion, il inonde l’adversaire du vinaigre italique, de la satire, du comique, de l’invective. Esprit réaliste, il déplace l’accent des idées sur les faits. Témoignage d’une expérience vécue, appel à l’argumentation historique, démenti des faits à un droit incertain : le témoignage chrétien de l’Apologétique retrouve toute l’importance que Cicéron accordait à l’histoire, au droit, aux testimonia dans la démonstration oratoire « , écrit Jacques Fontaine dans son ouvrage ‘’La Littérature latine chrétienne » (Presses universitaires de France, 1970).
Dans son traité intitulé De l’mee, Tertullien se mettra à la recherche d’une position pure et indépendante face aux philosophes. C’est une réflexion philosophique et théologique sur l’homme. Il considérera, de ce fait, Platon comme son plus grand adversaire parce qu’il est ‘’le fournisseur des hérétiques’’. Au travers des textes sacrés des Écritures, et dans un esprit polémiste invétéré, il put poser des questions qui se révéleront d’une grande modernité par rapport à son temps. Tertullien ne sera indifférent à aucune doctrine ou obédience de son époque ou des époques qui l’ont précédé. » Mais, au-delà de l’expression, il est possible de retrouver une pensée plus souple, plus nuancée, plus cohérente et, sans doute, plus inquiète”, souligne Jean-Claude Fredouille dans Encylopédia Universlis (2005).
Avec son œuvre De Pallio (Le Manteau), Tertullien sera considéré comme ayant pris ses distances avec l’Église. Ayant déjà adopté le montanisme (doctrine professée par Montanus en Phrygie), il va jusqu’à fonder ‘’une secte dans la secte : les tertullianistes’’. Le montanisme survivra jusqu’au 6e siècle grâce à soutien que lui apporta Tertullien.
» Le style oratoire de Tertullien s’apparente à celui d’Apulée par son vocabulaire recherché et intensif, son appel à la langue familière, sa préférence pour la phrase courte, brisée ou rallongée, son énoncé heurté (…) Son éclat métallique, ses effets de clair-obscur et de raccourci, son allure volontiers spasmodique esquissent une forme mouvante, parfaitement adaptée à une œuvre qui prétend toujours être un combat pour Dieu « , dira de lui Jacques Fontaine. Dans les discours et écrits de Tertullien, ‘’il y a presque autant d’idées que de mots’’, selon l’appréciation de Vincent de Lérins venue deux siècle après la mort de l’auteur du Manteau. Ayant exercé l’art de la rhétorique de façon remarquable, il sera considéré d’abord homme de lettres avant de voir en lui le théologien. Par ses positions en faveur des populations autochtones tenues sous le joug des occupants, Tertullien se fera remarquer par les défenseurs de l’Empire.
Avec Apulée, Saint-Cyprien et Saint-Augustin, Tertullien constitue le ‘’génie africain’’, selon l’expression de Jean Amrouche, génie plongé dans la latinité culturelle et travaillé par l’angoisse de la vérité et de la félicité dans l’univers philosophique et religieux de son temps. Aux deux domaines, les lettres et la religion, il aura apporté une précieuse contribution qu’ont eu à apprécier ses contemporains et les chercheurs modernes.
Amar Naït Messaoud