Le monde selon Irving

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Toute l’épopée du buveur d’eau, le Monde selon Garp, éblouit tout lecteur sensible et amateur de bonnes trouvailles littéraires. Le Monde selon Garp est un livre que le temps lui-même ne détrône pas, tellement il est solide et bien ficelé. C’est le 2 mars 1942 que John Winslow Irving était né en Nouvelle-Angleterre. Il vit avec sa mère et sa grand-mère une enfance qu’il qualifie de “très heureuse”, dans une petite ville du New Hampshire. “Irving” est le nom de son père adoptif. Il n’a jamais connu son père, sa mère, Frances Winslow, ayant divorcé avant sa naissance. Lorsqu’il parle de son père dans ses mémoires, il s’agit du mari de sa mère, qui enseignait l’histoire russe dans une école privée à Exeter. Il y disposait d’un logement de fonction et c’est là que John Irving va vivre à partir de sept ans. D’où une œuvre littéraire peuplée de bâtards et d’orphelins. Vers quarante ans, l’écrivain apprendra que son père, pilote d’avions, avait été abattu durant la Seconde Guerre mondiale par des Japonais, et qu’il avait réussi à s’enfuir en Chine. Il fait aussi ses études secondaires et précise à ce sujet « Dire que j’avais du mal à suivre relèverait de la litote ». En fait John Irving souffrait de dyslexie et donc d’une très mauvaise orthographe. A partir de 1950, la lutte gréco-romaine – qu’il enseignera et pratiquera de nombreuses années – sera la première grande passion de John Irving avant l’écriture. “J’étais un élève dyslexique, étudiant moyen. C’est la lutte qui m’a appris la patience, à toujours remettre l’ouvrage sur le métier. Je n’étais pas un lutteur brillant, mais difficile à battre, c’est sûr.”

En 1959, après avoir choisi l’université d’Exeter en fonction de son entraîneur sportif, il entreprend des études de littérature. Elève distrait, on songe même à l’envoyer à l’université de Wichita (Kansas), à la réputation médiocre. John Irving passera en effet le plus clair de ses études à devenir champion de lutte.

En 1963, à vingt et un an, il obtient une bourse d’études pour aller passer deux ans à Vienne. C’est là qu’il puisera la matière première de son premier roman

Liberté pour les ours ! Qui sera publié en 1968. Ses modèles littéraires sont Dickens, Hardy, Trollope, Melville et Hawthorne.

C’est aussi en 1963, juste avant de partir pour Vienne, qu’il rencontre Shyla Leary, qu’il épouse un an plus tard, alors qu’il avait 22 ans. Ils vivront ensemble dix-huit ans avant de divorcer et auront deux enfants, Colin (naissance de Colin, en mars 1965 évitera à John Irving de partir au Vietnam) et Brendam (1969) qui deviendront des champions de lutte. À la naissance de Colin, il vend sa moto car “fathers didn’t drive motorcycles”. Jusqu’à son divorce en 1982, John Irving vivait dans une propriété à la campagne, près de la petite ville de Putney. Son ex-femme, Shyla, y restera après son départ.

En 1966, John Irving est professeur de littérature (creative writing) à l’université d’Iowa pendant onze ans, jusqu’au succès du Monde selon Garp en 1976. Plus de 5 millions de livres seront vendus aux Etats-Unis et il est traduit dans une quarantaine de langues. John Irving devient une star. Il arrête la compétition de lutte gréco-romaine. En 1981, il publie L’Hôtel New Hampshire. En 1985, il publie L’œuvre de Dieu, la part du diable, son roman préféré.

En 1987, il se remarie avec Janet Turnbull, son agent littéraire. En 1989, il arrête d’enseigner la lutte.

En 1991, c’est la naissance de son fils Everett. En 1992, l’écrivain se fait construire une maison perdue dans les collines du Vermont, au coeur des Green Montains, à mi-chemin entre New York et Montréal. En mars 2000 sort au cinéma L’œuvre de Dieu, la part du diable, dont il a écrit le scénario. Cette expérience aura duré quinze ans, délai qui tient à une série de malchances et de contretemps, mais aussi à la volonté de l’écrivain de tout contrôler. Le film sera réalisé par Lasse Hallström, avec Tobey Maguire, Charlize Theron et Michael Caine. Mais sa première expérience en tant que scénariste, lui vaut l’oscar de la meilleure adaptation. En 2002, il publie La quatrième main, son dixième roman. Le Monde selon Garp est paru, en France, aux éditions Le Seuil. Alors qu’en 1943, face à une contraception défaillante, le souci de beaucoup de femmes reste d’avoir un homme sans avoir d’enfant, la préoccupation de Jenny, infirmière dans un hôpital de Boston, est au contraire d’avoir un enfant mais surtout pas d’homme dans sa vie. Elle y parvient et c’est ainsi que Garp est conçu. Jenny Fields, sa maman, qui occupe une place importante dans le roman, est obsédée par la « concupiscence ». Elle essaie d’en comprendre les fondements et les ressorts. Toute sa vie sera un combat pour la débusquer et la traquer. N’oublions pas que nous sommes dans les années 70, celles de l’émergence des mouvements féministes. Généreux et angoissé, Garp est aux prises avec ses rôles de fils, d’époux et de père. Il va s’associer au combat de sa mère, luttant lui aussi contre la concupiscence. Et d’une façon générale contre la bêtise : vaste programme ! Le rêve de Garp, c’est de vivre dans un monde plus sûr. Il a peur. Et les peurs de Garp sont d’abord celles d’un père : ses frayeurs les plus intenses sont celles concernant les malheurs qui pourraient survenir à ses enfants. John Irving n’est pas tendre avec la concupiscence. Tous ses personnages qui à un moment de leur vie se laissent tenter par une relation sexuelle illicite vont le payer très cher ; dans tous ses romans, mais particulièrement dans Le Monde selon Garp. Ceux qui ont lu la fameuse scène de la fellation dans la voiture en sont encore glacés d’effroi. Garp et sa mère étant tous deux écrivains, ce roman est aussi pour Irving l’occasion de nous faire pénétrer dans les mystères de la création littéraire et plus précisément de l’écriture des romans et des rapports entre fiction et réalité. On y retrouve les thèmes qui lui sont chers, notamment la ville de Vienne (il y a vécu une année complète dans sa jeunesse), les ours, les prostituées pour lesquelles il a toujours une grande affection.

Ce roman a eu un immense succès, notamment en Europe.

Il peut être considéré comme le livre d’une génération. Et des années plus tard, c’est toujours avec la même émotion qu’on relit le premier paragraphe : « La mère de Garp, Jenny Fields, fût arrêtée en 1942 à Boston, pour avoir blessé un homme dans un cinéma. Cela se passait peu de temps après le bombardement de Pearl Harbour par les Japonais, et les gens manifestaient une grande tolérance envers les militaires, parce que, brusquement, tout le monde était militaire, mais Jenny Fields, pour sa part, restait inébranlable dans l’intolérance que lui inspirait la conduite des hommes en général et des militaires en particulier. Dans le cinéma, elle avait dû changer trois fois de place, mais, le soldat s’étant rapproché chaque fois un peu plus, elle avait fini par se retrouver le dos contre le mur moisi, avec, entre elle et l’écran, un stupide pilier qui lui bouchait pratiquement la vue ; aussi avait-elle pris la décision de ne plus bouger. Le soldat, quant à lui, se déplaça une nouvelle fois et vint s’asseoir près d’elle ».

D’autres obsessions sont racontées dans L’épopée du buveur d’eau. La vie du narrateur, Fred  » Bogus  » Trumper, ressemble à son canal urinaire : torturé et spiralé. Le livre commence chez un médecin français de New-York, le Dr Vigneron, qui annonçe au narrateur qu’il a le choix entre boire plusieurs litres d’eau par jour afin de combattre ses douleurs urinaires, ou avoir recours à la chirurgie.

Comme toujours dans sa vie, le narrateur refuse de prendre les mesures qui s’imposent, et choisis de boire des litres d’eau. Incapable de prendre la bonne décision. Il se sépare de sa femme, Biggie, skieuse professionnelle rencontrée en Autriche, mais continue à l’aimer. Car lorsqu’il est perturbé dans ses sentiments, il prend la fuite.

Il entretient une relation incomplète avec sa nouvelle petite amie, Tulpen, qui souhaite un bébé. Il est incapable de finir sa thèse sur un récit écrit dans une langue, le nordique primitif inférieur, que lui seule peut comprendre : “Akthelt et Gunnel” qui sert de fil rouge tant au roman qu’à son anti-héros central et permet au livre de s’échapper régulièrement dans des envolées lyriques. Ralph Parker, un cinéaste d’avant-garde avec qui il travaille avec Tulpen, tient à réaliser un documentaire sur l’échec à partir de sa biographie. Disséquant son histoire à la lueur de flashback incroyable, Irving met en lumière les faiblesses de son personnage, mais le rend aussi attachant au-delà de toute limite. La construction du roman est également très originale, oscillant sans cesse entre deux époques (personnalisées par les deux femmes de la vie de Bogus, Biggie et Tulpen) pour finalement les rassembler dans la dernière partie de ce grand roman. Vienne est une ville qui est présente dans l’oeuvre de ce grand écrivain. Dans L’Hôtel New Hampshire (Le Seuil, 1982), Irving raconte : « Notre histoire favorite concernait l’idylle entre mon père et ma mère ; comment notre père avait fait l’acquisition de l’ours ; comment notre père et notre mère s’étaient retrouvés amoureux et, coup sur coup, avaient engendré Frank, Franny et moi-même (« Pan, Pan, Pan !  » disait Franny) – puis, après un bref intermède, Lily et Egg (« Paff et Pschitt ! » disait Franny) ». Freud est né à Vienne mais il vit aux Etats-Unis où il gagne sa vie en exhibant un ours savant dans les hôtels. Lors d’une tournée, il fait la connaissance de Win et Mary qui travaillent dans un palace durant la saison d’été pour se faire un peu d’argent. Freud comprend qu’ils s’aiment et les incite à se marier puis il repart pour Vienne en leur laissant son ours et sa moto. Les années passent. Win, revenu de la guerre, est professeur à Dairy où son père, Iowa Bob, est entraîneur de football américain. L’Hôtel New Hampshire nous conte la saga familiale des Berry, riche en aventures tragi-comiques. John Berry, le narrateur parle sans équivoque du rêve de son père Win, un professeur : tenir un hôtel. L’histoire commence avant la guerre dans les fastes d’un hôtel de la côte qui, les années passant, tombe en décrépitude. La famille excentrique décide de le rouvrir. Franck, le frère aîné est homosexuel et taxidermiste ; Franny la plus étrange, dont le troisième né, le narrateur est amoureux, laquelle a été violée par des collégiens, Lily, naine et écrivain, et Egg le cadet sont les héros d’aventures loufoques. “La première des illusions de mon père était que les ours peuvent survivre à la vie que mènent les humains, et la seconde que les humains peuvent survivre à la vie que l’on mène dans les hôtels”. La famille Berry, les deux parents et leurs cinq enfants, le grand-père, Iowa Bob, pétomane ainsi qu’un ours, adopté et un chien nommé “Sorrow” (Chagrin), vont ainsi vivre des péripéties hilarantes dans trois hôtels différents, sur deux continents. Win Berry, le père, décide ensuite de racheter une ancienne école de jeunes filles et de la transformer en un hôtel familial. Puis Freud les appelle à Vienne. De multiples voyages, de natures différentes, ce sont, entre autres, ce que permet l’oeuvre chatoyante et tumultueuse de John Irving, un auteur à lire absolument.

Farid Ait Mansour

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