Vivre loin du monde

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Depuis la nuit des temps, la femme a suscité des débats houleux. Les visions des uns butent sur celles des autres. De ceux qui la considèrent comme un être faible, à ceux qui lui octroient le droit d’être l’égale de l’homme, en passant par ceux qui ne la voient qu’en objet sexuel, manipulé au gré de l’homme, la femme a pourtant su toujours tirer son épingle du jeu.

La femme dans la société musulmane, ou la femme en Islam tout court, ce sujet paraît quelque peu délicat, voire tabou, pour ne pas provoquer et réveiller les vieux démons.

Cependant, des initiatives ne manquant pas d’audace sont à mettre au compte de quelques auteurs téméraires, sans pour autant être taxés de féministes. Ces auteurs sont prêts à mettre à nu certaines des traditions des comportements humiliants.

Isabelle Eberhardt, qui n’est pas étrangère à l’Algérie en y étant décédée en 1904, emportée par une crue d’un oued à Ain-Sefra, n’a pas mis de gants pour creuser dans les profondeurs de la société algérienne afin de

satisfaire sa curiosité et sa soif de vérité, et ainsi éclairer la lanterne de l’opinion publique sur le sujet.

Isabelle Eberhardt disait : « Je ne suis qu’une originale, une rêveuse qui veut vivre loin du monde, vivre de la vie libre et nomade, pour essayer ensuite de dire ce qu’elle a vu et peut-être de communiquer à quelques-uns le frisson mélancolique et charmé qu’elle ressent en face des splendeurs tristes du Sahara. » Eberhardt, née en 1877 en Suisse, d’origine russe est une artiste et écrivaine ardente et éprise d’absolu, jusqu’à son ultime souffle.

Elle fréquenta ensuite l’école secondaire.

La Villa Neuve était un lieu de rencontres cosmopolites. On y entendait parler le russe, le français, l’allemand, l’italien et l’arabe, parfois aussi le grec et le latin. Isabelle Eberhardt a ainsi grandi dans un environnement multiculturel et intellectuel puisque la maisonnée regorgeait de livres dans différentes langues.

Cette effervescence culturelle et cosmopolite développa chez elle une intarissable soif de découverte et éveilla, semble-t-il, les soupçons de la Police des étrangers.

En 1883, l’aîné des enfants, Nicolas, quitta le domicile familial pour s’engager dans la Légion étrangère. Isabelle entendit parler pour la première fois de l’Algérie.

Par mesure d’économie, Isabelle portait les vêtements de ses frères, mais prit bientôt goût aux vêtements masculins dont elle aimait s’affubler pour déambuler dans les rues de Genève.

En 1888, Augustin, autre second demi-frère d’Isabelle Eberhardt, s’engagea dans la Légion étrangère et gagna à son tour l’Algérie. Elle se mit aussitôt à apprendre l’arabe et le kabyle ainsi que le dessin pour pouvoir réaliser des croquis. Elle ne rêva plus que de voyages et de récits. C’est ainsi qu’elle chargea son frère de tenir à jour scrupuleusement un journal sur sa vie de légionnaire. Elle-même prit le pseudonyme de Nicolas Podinsky et tint une correspondance avec un matelot ami de son frère.

Ses rêves d’aventure et de voyages se concrétisèrent d’abord par des récits écrits à quatre mains avec son frère et par sa correspondance.

L’écriture de sable qui est un recueil de nouvelles tiré de Pages d’Islam, publié en 1920 montre des scènes de l’Algérie coloniale, où se profilent dans la pénombre d’une ruelle ou dans la nuit dangereuse, les silhouettes d’un “meddah’’ ou d’une “derouicha’’.

Cet ouvrage qui se lit d’une seule traite, sans ennui et sans encombrement aucuns, est réparti en deux chapitres. Le premier est intitulé Obscurité est à son tour porteur de sept nouvelles : Le mage, La main, L’écriture de sable, Le magicien, Le meddah, Le Taleb et La derouicha.

Quant au second, il porte le titre de détours de femmes, et contient quatre nouvelles courtes mais significatives, renseignant sur l’existence que mènent la plupart des filles d’Eve, dans la société musulmane à une certaine époque. Ces nouvelles s’intitulent : Le portrait de l’Ouled Nail, Fiancée, Taalith et Fleurs d’Amandiers.

Dans Le portrait de l’Ouled Nail, l’auteure met en relief le mariage et l’amour interdits entre deux niveaux sociaux différents. Noblesse de sa famille oblige, Mohand El Arbi est éloigné de sa bien-aimée Achoura, issue d’une famille paysanne. Certes, les barrières et les intimidations, si elles éloignent les amants, ne peuvent cependant empêcher le cœur de l’un de battre pour l’autre. Promu caid à des centaines de kilomètres de sa ville natale, donc de son amour, le jeune homme n’a pas cessé d’envoyer des lettres à Achoura, où se conjuguent promesses de fidélité, d’amour et de retour. Mais, au fil des temps, les lettres cessèrent et l’espoir de Achoura avec.

Son chagrin est insurmontable malgré son mariage avec Abadi, qu’elle n’aimera jamais comme Mohand El Arbi. Abadi, joueur invétéré et ivrogne insatiable, finit par regagner les troupes de l’armée coloniale. La malheureuse rentrera alors dans l’ombre et la retraite d’un foyer musulman, où elle mènera désormais une vie monacale.

Cette œuvre met à nu quelques tabous qui persistent encore dans les sociétés paternalistes. On peut lire en page 72 “comme il fallait s’attendre, Mohamed se leva et sortit brusquement : il ne convenait pas à un homme de, à un djouad (notable) de pleurer devant une femme.”

L’écriture de sable est un livre à lire et à relire sans modération. Il est réédité chez Barzakh Editions, avec illustration de la couverture par le talentueux et célèbre Arezki Larbi.

Salem Amrane

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