Redécouvrir les écrits d’Alexis de Tocqueville

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La liberté d’expression avait ses limites. Nombre de journalistes et d’intellectuels se soumettent à l’ordre établi, en s’alignant dans la logique du plus fort. Très peu d’humanistes osèrent défier le pouvoir français de l’époque, au moment où la plume soumise retracait le discours officiel. Beaucoup d’écrits de la période coloniale ne font que prêter main-forte au régime colonisateur.

Plusieurs années après l’Indépendance de l’Algérie, on ne cesse de fouiller dans les décennies noires, qui ont longtemps endeuillé le peuple algérien La Seconde lettre sur l’Algérie (1837) et Rapport sur l’Algérie (1847) sont écrits par Alexis de Tocqueville (1805 – 1859). Le pouvoir français de l’époque avait besoin de comprendre le fonctionnement de la société algérienne pour mieux la dominer. De retour de son voyage aux Etats-Unis en 1831, Tocqueville est fasciné par la conquête d’un pays méditerranéen aussi intéressant. Ainsi l’ex-juge du tribunal de Versailles apporte son aide à la machine dévastatrice de l’occupant. « Il ne suffit pas pour pouvoir gouverner une nation de l’avoir vaincue », disait l’auteur du fameux De la démocratie en Amérique. L’idéal était de mener la conquête en connaissant parfaitement cette société, après l’avoir bien analysée. Tocqueville se lance dans son étude et publie, successivement, le 23 juin et le 22 août 1837 deux lettres dans Presse de Seine-et-Oise ; dont la seconde est ici présentée. Le malchanceux aux élections législatives de 1837 visite l’Algérie et ne tarde pas à proposer ses théories et ses lectures. Durant la même période certains intellectuels français à l’instar de l’économiste Jean-Baptiste Say s’opposèrent à la conquête « injustifiable ». Cependant Tocqueville persiste et encourage la démarche des autorités. Dans la Seconde lettre sur l’Algérie, l’auteur de Quinze jours dans le désert américain tente de comprendre les conditions historiques et géographiques, les langues, les lois, les coutumes, les valeurs et la religion du pays nord Africain. « Quant une fois nous aurions connu la langue, les préjugés et les usages des Arabes, après avoir hérité du respect que les hommes portent toujours à un gouvernement établi, il nous eût été loisible de revenir peu à peu à nos usages et de franciser le pays autour de nous », écrit Alexis de Tocqueville. Diviser pour mieux régner, tel est le principe consacré dans la fameuse lettre : « J’ai dit que le Kabyle était plus positif, moins croyant, infiniment moins enthousiaste que l’Arabe. Chez les Kabyles, l’individu est presque tout, la société presque rien », estime l’ancien étudiant de droit. Soulignons que ces phrases ont été écrites avant même que la Kabylie soit colonisée. L’auteur le précise : « A l’opposé du petit désert, dans les montagnes qui bordent la mer, habitent les Kabyles indépendants. Jusqu’à présent, nous n’avions jamais parcouru leur territoire ». La supériorité de la « race française » est omniprésente dans la missive adressée aux hautes sphères de l’état français. On peut lire : « Nous sommes plus éclairés et plus forts que les Arabes », ou encore : « On ne peut étudier les peuples barbares que les armes à la main. Nous avons vaincu les Arabes avant de les connaître ». A aucun moment Tocqueville ne remet en cause la légitimité de la conquête de l’Algérie. Toutefois il tente de séduire l’opinion publique en s’autoproclamant avocat des esclaves, puisqu’il appelle à l’abolition de l’esclavage. Mais la domination de tout un peuple et l’abominable situation dans laquelle se trouvent la majorité des Algériens ne sont pas cités par celui qui « apporte la civilisation ». « Il faut donc tenir Tocqueville pour une figure importante de la colonisation moderne à laquelle il a consacré beaucoup de temps et d’énergie entre 1837 et 1847… Mettre un terme au déclin de la France, restaurer son prestige et sa puissance, telle est l’obsession de Tocqueville qui est convaincu que, en l’absence d’une vigoureuse politique de conquêtes, le pays sera bientôt relégué au second rang et la monarchie menacée dans son existence même. Dans ce contexte, se retirer d’Algérie serait irresponsable. Il faut y demeurer, et le gouvernement doit encourager les Français à s’y installer pour dominer le pays et contrôler aussi la Méditerranée centrale, grâce à la construction de deux grands ports militaires et commerciaux : l’un à Alger, l’autre à Mers El-Kébir. », écrit Olivier Le Cour Grandmaison, dans Le Monde Diplomatique du mois de juin 2001. Par moment la folie et la bêtise humaine cèdent la place à la réalité des chiffres et des faits : « En 1831, l’effectif des troupes françaises ne s’élevait qu’à 18 000 hommes de toutes armées ; en 1834 à 30 000 ; en 1838 à 48 000 ; en 1841 à 70 000 ; en 1843 à 76 000 ; en 1845 à 83 000, et à 101 000 en 1846 ». Cela nous laisse constater l’énorme effort déployé par les Français pour faire face à une ardente résistance à laquelle il fallait faire face. Les envahisseurs du pays de Massinissa ont fait subir aux Algériens la pire des situations. L’auteur du rapport en question témoigne : « Dans les environs d’Alger, des terres très fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données aux Européens ». Et ce n’est qu’une part de l’inénarrable misère algérienne. Tocqueville était persuadé que leur logique coloniale allait avoir des répercutions néfastes, il propose, alors, aux autorités militaires d’être prudentes : « Ce qu’on peut espérer, ce n’est pas de supprimer les sentiments hostiles que notre gouvernement inspire, c’est de les amortir, ce n’est pas de faire que notre joug soit aimé, mais qu’il paraisse de plus en plus supportable », estime l’homme qui avait une grande influence dans le régime français de l’époque, surtout après qu’il soit élu comme député en 1939. Tocqueville chante tout haut les rêves et les mirages d’une puissance militaire qui se voyait éternelle. Mais au fond de lui, il était convaincu que le peuple algérien n’allait pas se laisser faire. Et que le songe du paradis nord-africain sera un jour compromis : « L’Algérie deviendrait, tôt ou tard, croyez-le, un champsclos, une arène murée, où les deux peuples devraient combattre sans merci, et où l’un des deux devrait mourir. Dieu écarte de nous, Messieurs, une telle destinée ! », souligne-il. Force est de croire que la justice finit par avoir raison de tout. En effet l’Algérie a fini par avoir son indépendance après 132 ans d’occupation, grâce aux sacrifices des centaines de milliers de ses filles et ses fils. Aujourd’hui, bien après cette indépendance acquise chèrement l’Algérie tarde à se démocratiser et à offrir une vie digne à tous ses enfants. C’est inadmissible. La publication des écrits de Tocqueville sur l’Algérie dans notre pays est inédite. Nous pensons que le présent ouvrage ; méconnu par un grand public, est d’une importance considérable, même s’il a été écrit pour le pouvoir colonial. Nous tenons à préciser que pour notre part, nous condamnons le colonialisme sous toutes ses formes. On ne peut jamais glorifier l’atteinte aux droits de l’Homme. Au-delà de ce que véhiculent les textes comme mépris et racisme, les intérêts qu’on peut en retirer sont indéniables. On y trouve une partie de la méthodologie et des théories sociales que Tocqueville a construites sur la base de la démocratie américaine. Pour Laurent Tessier : « La méthode tocquevillienne consiste à dégager une typologie des groupes en interaction et /ou en conflit, afin d’expliquer les origines et les raisons d’une situation donnée ». Ce livre est aussi un document historique, qui nous donne des aperçus sur la période de l’occupation française. L’Algérie actuelle ne peut se passer d’une bonne lecture et d’une analyse approfondie de son histoire pour envisager d’aller très loin. Au moment où le pays de Kateb Yacine se cherche dans un interminable tunnel, se pencher vers tout ce qui s’est passé sur cette terre généreuse est plus que jamais indispensable.

Yasmine Chérifi

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