C’est l’une des lumières de la Grèce antique. Ses écrits tragiques et autres sont un repère dans son grand pays qui a tant donné à l’humanité Sophocle naquit à Colone, bourgade située au nord-ouest d’Athènes. Il était né sans doute en 496 av. J.-C., peut être en 495. La légende veut qu’au lendemain de la bataille de Salamine (480), où Eschyle avait combattu en héros. Sophocle, âgé de seize ans, ait été chargé de conduire le choeur qui devait célébrer l’hymne de la victoire. Euripide serait né, lui, le jour de la bataille navale, dans l’île même de Salamine. Rapprochements ingénieux et symboliques. Notons que Sophocle survécut à son cadet Euripide. La biographie du grand tragique nous est connue par une Vie de Sophocle, due à un auteur de la basse antiquité et qui, au milieu de renseignements quasi légendaires, relate des faits consignés par des sources assez anciennes. Le père de Sophocle, Sophillos, riche bourgeois d’Athènes que l’industrie des métaux avait enrichi, appartenait à cette population moitié rurale, moitié urbaine qui fit pendant longtemps la prospérité de la cité. Le jeune Sophocle reçut une éducation distinguée : les exercices du corps développèrent sa grâce naturelle, la lecture des poètes forma son esprit; le fameux musicien Lampros lui apprit l’art compliqué des rythmes grecs. Sophocle dut entrer, jeune encore, dans la carrière littéraire. Plutarque, dans la Vie de Cimon et Vies des hommes illustres raconte qu’il aurait débuté en 468, avec une pièce appelée Triptolème, qui lui aurait permis de l’emporter sur Eschyle, jusqu’alors prince incontesté de la tragédie. Le théâtre devint alors la principale occupation de Sophocle. Au cours de sa longue carrière, il écrivit cent vingt-trois pièces, remportant vingt-quatre fois le premier prix, ne descendant jamais au troisième rang dans le concours tragique. En bon citoyen, Sophocle prenait part à l’activité politique de son pays. En deux circonstances, cette participation à la vie publique de la cité fut particulièrement notable. En 440, le succès récent de Felentigone valut au poète d’être désigné comme un des dix stratèges de l’année; Périclès était du lot. Cela permit au poète de participer à la reprise de Samos, alliée qui avait fait précédemment défection. De même, vers la fin de la carrière du poète, le pays fit de nouveau appel à lui. La guerre du Péloponnèse était en train de ruiner définitivement l’impérialisme athénien. Au lendemain du désastre subi par le corps expéditionnaire de Nicias en Sicile (413), Sophocle fut un des six commissaires du peuple Probouloil qui formèrent une sorte de Comité de salut public qui contribua à sauver la cité. Bien qu’assombrie vers la fin par les malheurs du pays, la longue vie de Sophocle ne connut guère que le bonheur. De son épouse, Nicostraté, il avait eu cinq fils, dont l’aîné, Iophon, fut lui-même un poète tragique distingué. Une concubine, Théoris, lui avait donné un fils illégitime, Ariston, lui-même père d’un autre Sophocle, petit-fils préféré du vieux poète, et comme lui illustre dans le genre tragique. La veine poétique de Sophocle ne s’affaiblit jamais. Il était presque nonagénaire lorsqu’il écrivit Œdipe à Colone, où l’on trouve les plus beaux morceaux de son génie. Il faut tenir pour légendaires les récits des accusations qu’aurait portées contre lui son fils Iophon, accusant son père d’être atteint de démence sénile et de se trouver partant incapable de gérer ses biens. Le seul reproche que Sophocle pouvait faire à la vieillesse est de lui avoir permis de voir les malheurs de son pays. Encore le poète disparut-il avant la prise d’Athènes. Sophocle mourut vers la fin de l’année 405, quelques temps après Euripida, dont une tradition rapporte qu’il aurait pris le deuil. Sophocle passa aux yeux des anciens comme le type de l’homme heureux. Sa vie fut une parfaite réussite humaine, menée avec une rare harmonie. Le poète avait maintes fois répété « qu’on ne peut reconnaître la valeur de la vie d’un homme avant qu’il soit mort ». Du moins sut-il, dans sa vie comme dans ses derniers vers, trouver le ton d’une apaisante grandeur. La légende intervient jusqu’à la fin. Les Spartiates qui assiégeaient Athènes auraient permis au cortège funèbre qui emmenait le corps de Sophocle de sortir de la ville, afin qu’on pût l’ensevelir à Décélie, dans le tombeau de famille. Les Athéniens vénérèrent le tombeau de Sophocle, sur lequel, en souvenir des si beaux chants du poète, ils sculptèrent une Sirène. Ils rendirent un culte au poète mort, comme on faisait pour les « héros ». « Heureux Sophocle, écrivait à son sujet le poète comique Phrynichos, il est mort après une longue vie. Il a eu et chance et talent. Il a fait jouer de nombreuses et belles tragédies; il mourut heureusement sans avoir connu le malheur. » Sophocle avait écrit cent trente-trois drames. La plupart de ces pièces sont des tragédies. Une quinzaine de pièces étaient qualifiées par les anciens de drames satyriques. De cette production importante, nous n’avons conservé que sept pièces complètes. Ces sept pièces sont celles-là même qui furent choisies en vue du programme universitaire qui se constitua bien plus tard. Chez Sophocle, on trouve même une proportion notable de drames remontant à la vieillesse, et même à l’extrême vieillesse. Voici, suivant l’ordre chronologique présumé, la liste des sept tragédies de Sophocle constituant le choix : Les Trachiniennes, Antigone (441), Ajax, (OEdipe Roi (430), Électre (avant 413), Philoctète (409), Œdipe à Colone enfin, représenté en 401 par les soins de Sophocle le Jeune. Le moyen âge byzantin ramena à trois le nombre des pièces de Sophocle qu’on lisait alors dans les classes : ce furent Ajax, Œdipe Roi et Électre. Les tirades de cette dernière tragédie, les plus froides au point de vue dramatique, firent les délices des professeurs de rhétorique. Sophocle avait en outre composé des poésies variées, élégies, péans, etc. Il aurait aussi, dit-on, composé un écrit sur le choeur.
La chose n’est pas invraisemblable. De cet ensemble, rien ne nous est resté d’entier, en dehors des sept pièces du « choix ». Pourtant, nous possédons un ensemble de fragments, d’ordinaire assez courts, recueillis au cours de l’antiquité par les lexicographes, les grammairiens ou les compilateurs de citations. De récentes découvertes papyrologiques ont accru cet apport d’éléments nouveaux. Une de ces découvertes a un caractère insigne ; Un papyrus trouvé à Oxyrhynchos, en Egypte, et publié en 1912, nous a restitué, souvent en très mauvais état de conservation, quelque quatre cents vers, soit la première moitié, d’un drame satyrique intitulé les Limiers (ou les Pisteurs). La seconde moitié de la pièce manque entièrement. Ces sept pièces et les divers morceaux conservés permettent d’avoir une idée d’ensemble sur une oeuvre poétique qui fut considérable. On y voit une oeuvre d’une seule venue; héritée des mains d’Eschyle et docilement conservée, la tragédie classique ne change pas pendant un siècle. Les innovations que nous aurons à signaler seront purement techniques, mais on peut dire que, pendant tout un siècle, les grands tragiques ne différaient guère les uns des autres que par le talent et l’esprit. Parlons d’abord des particularités extérieures. Sophocle dut rapidement renoncer à l’usage qui voulait que l’auteur fût lui-même son protagoniste. Dans une de ses premières pièces, il dut incarner Nausicaa jouant à la balle, comme le veut le récit homérique. Mais si Sophocle se montra habile à la balle, il s’avéra déficient dans l’art vocal, et la faiblesse de sa voix dut lui faire renoncer à jouer lui-même ses rôles. On dira plus loin l’importance que Sophocle attacha au luxe de la mise en scène. La tradition veut que, pour donner de l’importance à ses personnages, il les ait pourvus de sortes de hautes chaussures appelées crépides, munies d’épaisses semelles (notons en passant que le mot cothurne ne se rencontre qu’à l’époque romaine avec le sens spécial de chaussure d’acteur tragique). Le fond de théâtre ne comportait pas, du temps de Sophocle, de construction permanente. Si l’on en croit Aristote, l’usage d’un décor peint, réduit peut-être à une toile de fond, serait dû à une initiative de Sophocle lui-même. Ces décors ne comportaient aucune perspective. Mais voici les innovations importantes apportées par Sophocle. La plus notable consiste à ne plus présenter au concours de trilogie liée. Ce n’est pas, comme on l’a dit parfois, parce que la volonté divine, ayant chez Sophocle moins d’importance que chez Eschyle, ne peut plus suffire à maintenir l’unité dans trois pièces successives. La vraie raison est le développement organique du drame : dans la trilogie, il était nécessaire que l’action fût très simple. Or, avec Sophocle, le drame devient plus complexe et la connaissance du métier avait fait de tels progrès que le poète tendait naturellement à la complication. On était arrivé à mieux comprendre la nature du drame qui est, non de représenter une succession d’événements, mais de choisir une crise. En même temps, Sophocle simplifie la mise en scène et réduit l’élément spectaculaire : l’intérêt du drame psychologique y supplée. De ce fait même, l’élément purement lyrique du drame, si caractéristique chez Eschyle, tend à prendre moins d’importance. Sophocle, en conséquence, est amené à augmenter le nombre des acteurs, de façon à varier et à assouplir le jeu des sentiments. Il y aura désormais trois acteurs sur scène et il arrivera qu’un même vers de dialogue soit coupé entre trois personnages. Sophocle introduit aussi au théâtre un grand nombre de personnages de second plan. Il excelle dans l’art de s’en servir. Les adversaires du protagoniste le mettent en relief, le font ressortir. Les personnages de second plan expriment une sagesse moyenne, en face de l’idéal. Le poète augmente parallèlement le nombre des choreutes, les portant de douze à quinze et cherchant à obtenir des effets chorégraphiques et musicaux d’autant plus sensibles que l’importance dramatique du choeur va en diminuant. Acteurs et choreutes sont magnifiquement habillés. Toutes ces modifications extérieures se ramènent à une modification intérieure fondamentale du drame. Dans Eschyle, il y a toujours une volonté très forte qui mène l’action. Il en va de même chez Sophocle, mais avec des différences : les personnages discutent et avec eux-mêmes et avec les autres. Pourtant, ils ne sont pas toujours tendus au même degré de volonté, et surtout ils n’ont pas un sentiment unique. Par cette variété sentimentale, les personnages ont plus d’humanité et de sensibilité. Aussi Sophocle excelle-t-il à rendre les sentiments féminins. Pour ce qui est de la conduite de l’action, Sophocle est encore résolument disciple d’Eschyle. Il veut une action simple.
Mais chez Eschyle, ainsi dans les Perses, l’action existait en dehors des caractères; chez Sophocle, au contraire, l’action n’échappe jamais aux personnages. Le protagoniste est tout dans la tragédie : Ajax, Electre, Philoctète. De là, la nécessité de créer des péripéties. Sophocle, à côté des péripéties religieuses, réservées aux dénouements, invente des péripéties psychologiques. Tout tend au même but : l’enrichissement psychologique du drame. Tout l’art de Sophocle est là. Il est impossible qu’un homme comme Sophocle n’ait pas été sensible aux progrès de la pensée et de la réflexion, qu’il n’ait pas participé à l’extraordinaire effervescence de la vie de son époque. Toutes ces influences ont dû pénétrer, en l’enveloppant, une nature aussi ouverte que la sienne. Mais sa personnalité même devait lui permettre de réagir à ces influences. Un des traits qui frappent d’abord quand on observe son caractère est une bienveillance instinctive. Cette bienveillance naturelle résulte d’un heureux équilibre de toutes les facultés. Cet équilibre lui-même paraissait dans la personne physique du poète, et il est permis, encore de nos jours, d’en voir un reflet dans l’image de Sophocle qui est conservée au Musée du Latran. C’est cet homme qui a connu toutes les passions nobles, celui que Platon, au commencement de la République, représentera comme débarrassé de toutes les faiblesses de la nature. Sous ce mondain, il y avait un esprit singulièrement réfléchi, bien que moins porté à la philosophie que son rival Euripide. En matière de religion, Sophocle n’a pas de doutes; il n’a pas pratiqué la spéculation et est resté attaché aux croyances religieuses de son temps. Le poète suit la tradition par habitude. C’est un croyant que n’absorbe pas sa croyance, plus porté vers l’étude de la vie humaine que vers celle de la théologie. Sophocle, d’autre part, n’est pas un observateur : c’est un intuitif, dont le regard droit et clair voit juste, tout en amplifiant et en idéalisant tout ce qu’il a vu. Mais le poète recherche les racines des sentiments qui lui apparaissent : il aime la logique de l’être moral et il se plaît à reconstituer en son ensemble l’âme des personnages qu’il crée. Enfin et surtout, c’est un artiste. Sophocle est tout nourri de vieille poésie, et surtout d’Homère, qui a exercé sur lui une influence profonde. Le biographe anonyme confirme ce témoignage. « On disait de Sophocle qu’il était le seul tragique qui fût vraiment disciple d’Homère. Notre poète a en effet plus qu’Eschyle, et aussi plus qu’Euripide, la grâce homérique ». Une des premières tragédies de Sophocle fut une pièce intitulée Nausicaa, où le poète avait su reproduire la fraîcheur virginale que le vieil aède avait donnée à ce personnage. Au goût de la grandeur, à l’effet dramatique puissant et large qu’il devait à Homère, Sophocle avait su ajouter la naïveté, le laisser-aller du langage parlé, le charme de la vie qui s’exhale de la jeunesse. Seules les Trachiniennes, la moins tardive des pièces conservées du poète, ont gardé quelque reflet de la manière dont Sophocle avait pu peindre les passions de l’amour. Sophocle a surtout été un grand artiste en vers. Contrairement à ses pairs il n’a pas cherché à agir sur l’opinion, à jouer le rôle de « prophète ». Ce qui est si singulier en lui, c’est sa façon personnelle de concevoir les choses et de les dire. Il n’a pas cherché les problèmes compliqués, il n’a pas révolutionné le genre. Ce qu’il a révolutionné, c’est l’art d’écrire, et dans ce domaine il a progressé jusqu’à la fin de sa vie. Il n’écrit ni suivant une convention, ni contre une convention : il écrit selon lui-même avec un mélange de haute poésie, de langage courant et de formules familières, presque populaires, qu’on ne rencontre guère ailleurs. Tout cela ne se rend pas facilement en français. Il faut aller jusqu’au grec pour le sentir. Mais plus on le pénètre, plus il plaît.
Yasmine Chérifi