Une belle voix féminine, dans Regard sur l’histoire d’un pays damné, se demandait si un poète pouvait mourir. La réponse est certainement négative. Les artistes sont les seuls à bénéficier de cette belle immortalité que seule la mort pouvait leur offrir. L’œuvre de Matoub Lounès, digne de lui et de son combat, était largement suffisante pour inscrire son nom flamboyant sur la terre et l’histoire de cette patrie pour l’amour de laquelle il avait donné sa vie…
Le 25 janvier 1998, six mois avant son assassinat, Matoub avait rencontré son public en France au Zénith. Ce dernier rendez-vous avec ses fervents admirateurs était un chef-d’œuvre en lui-même. Comme quoi, l’artiste n’atteint le sommet de sa générosité qu’étant proche de sa mort. Matoub savait depuis toujours qu’il finirait ses jours lâchement mitraillé par les ennemis de la liberté, les ennemis de l’art ! Sa conviction s’aiguiserait pendant qu’il écrivait les paroles de son derniers album : Lettre ouverte aux connards ; conscient qu’il était que non seulement » toute vérité n’est pas bonne à dire » mais qu’à cette époque sanglante de l’Algérie on pouvait tout dire sauf la vérité !
Ce soir-là, au Zénith, peut-être avait-il cette fameuse intuition propre à ceux qui ne savent pas s’il rentreront chez eux le soir. Peut-être savait-il déjà que les bourreaux ne tarderont pas à étouffer cette voix aiguë et divinement belle qui en savait et en disait trop ! Cette âme généreuse, pour laquelle la mort n’était qu’un tournant dans le chemin de la liberté, décida donc d’offrir à ses spectateurs l’un de ses plus grands spectacles.
La musique de la chanson Assirem (l’espoir) annonce le début du gala… La musique est gaie et donne une furieuse envie de danser. L’oiseau survolera la Kabylie et répandra l’espoir sur la terre et les Hommes et leur transmettra la brûlante passion de l’artiste exilé. Bien que la musique soit plutôt joyeuse, les paroles laissent percevoir cette douloureuse nostalgie d’une Kabylie reconquérant son identité et célébrant » Thafsut » dans une atmosphère de paix et de reconnaissance.
Les chansons se succèdent sous les applaudissements et les acclamations admiratives du public. L’orchestre est irréprochable, comme qui dirait en communion avec l’artiste, communiquant avec lui secrètement et suivant sans aucune difficulté ses états d’âme et ses improvisations…
Lorsqu’on écoute les chansons du spectacle dans un enregistrement de studio, on trouve une apparente différence entre la version originale et celle du Zénith. D’habitude, les artistes font beaucoup mieux entre les murs d’un studio grâce aux effets musicaux et à leur concentration. Sur scène, devant le grand public, ne possédant que leurs voix et l’accompagnement de l’orchestre, ils ont tendance à chuter !
Matoub, lui, avait donné un éclat supplémentaire à ses chansons, de telle sorte qu’on préférerait les écouter dans cette version du Zénith. Sa voix incomparable caressait la poésie et la musique, les parcouraient tendrement comme on parcourt le corps d’une femme. Il les faisaient jouir et jouissait avec elles !
La chanson de Rwah Rwah dégageait une telle douleur, une telle nostalgie qu’on ne peut retenir ces frissons acides qui parcourent le corps et l’âme et sèment ça et là des petites tristesses douceâtres, éveillent des souvenirs, agitent des remords… Fidèle à lui-même, il a interprété, de cette même façon magique, ses chansons les plus audacieuses telles : Allah Akbar, Les pèlerins, une ébauche de la Lettre ouverte, Amenni …etc. Cette communion avec la patrie, cette révolte permanente et incorruptible, cette soif de justice et de vérité, cette haine farouche envers tous ceux qui se vendent et changent de principes comme de chemises, cette passion hargneuse et éternelle nous laissent voir un artiste hors-pair qui fascine, effraie et hypnotise avec sa poésie et sa musique mais surtout et par dessus tout avec sa voix… Cette voix où l’eau et le feu se réunissent dans un long poème, cette voix agitée, aigre, torturée, épineuse.
Cette voix qui crie, qui questionne, qui intimide, qui se moque, qui bouscule. Cette voix faite de soleil et de terre humide. Cette voix naissante des aurores bleues et des sources d’eau pures. Cette voix qui chante la patrie, l’exil et l’amour avec tant de soif, tant de couleurs et de vie. Cette voix qui sème le vent et la colère dans nos montagnes dont les sommets est cachés par le brouillard de la bêtise et de l’inhibition. Cette voix prophétique révélatrice d’un lendemain meilleur où la terre, repue de sang, ouvrira ses bras à une brise de justice et d’égalité. Cette voix qui sait si bien chanter l’amour et l’absence avec toute la nostalgie, toute la mélancolie que puissent susciter le souvenir de l’aimée et son image flottante dans l’éther de la mémoire et de l’espoir.
Ce soir du 25 janvier 1998, le rendez-vous de Matoub, l’Homme et l’Artiste, avec son public se voulait un resplendissant souvenir d’adieu puisque six mois après, le destin lui avait fixé un autre rendez-vous avec la mort. Mais, parlant d’une fin aussi tragique d’un poète inégalable, peut-on croire au destin ? Est-ce le destin tel qu’on le conçoit habituellement ou serait-ce celui que l’Homme s’approprie le droit d’infliger à son semblable ?
Cela importe peu car le seul destin réservé aux Grands est la gloire. La mort d’un Matoub est une renaissance dans un monde où il continuera de chanter, de bouleverser et de faire éclater les bourgeons de la liberté…
Au lendemain de son assassinat, une dame kabyle avait appelé à la Chaîne II pour dire en sanglotant : « Il ne faisait que chanter. Pourquoi l’a-t-on tué ? ». Aujourd’hui, on peut lui répondre : Non. On ne l’a pas tué.
On lui a offert, sans s’en rendre compte, la plus belle vie qui soit ; celle que la mort ne menace plus. Celle qu’on appelle : l’immortalité !
Sarah Haidar
