L’impasse et la damnation

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L’absurdisme, le pur, le vrai, ne consiste pas seulement à tout renverser, à tout détruire et à asseoir une nouvelle idéologie de la non-idéologie.

Mais aussi à rejeter, comme outil de communication, le langage rationnel, les mots connus et les idées de base conformistes.

Ecrire pour être lu de tout le monde fait partie d’un penchant, humain certes mais qui n’a rien d’absurdiste, de se faire comprendre et, vulgairement parlant, de « passer un message ».

Il ne s’agit certainement pas de plaider une littérature de chaos, d’amuse-plume et de jeux enfantins mais si l’on parle d’un absurdisme authentique, il s’agira fatalement d’une littérature « cassante » qui non seulement doit rompre avec le classicisme et les autres courants littéraires mais aussi préserver et maintenir le chaos résultant de cette destruction initiale.

La théorie classique qui exige de construire l’alternative après la démolition d’une vision quelconque ne doit avoir aucun rôle dans l’écriture absurdiste.

L’autre théorie qui soutient aussi que la littérature doit dresser un constat et passer un message à l’Humanité devrait être rejetée par le texte absurdiste…

La philosophie de l’absurde n’entend pas à polémiquer. C’est tout simplement l’absence de toute valeur, de toute retenue et de tout enchaînement logique.

Kafka, dans Le Procès a réussi à passer ce message mais en usant d’un langage rationnel que tout le monde, même les moins absurdistes, comprendraient.

L’idée d’un monde chaotique, transmise dans un certain ordre, se voit dénudée si ce n’est de son essence, du moins de son authenticité. Le chaos devrait être retranscrit par le chaos.

La moindre perspective de le reconstituer dans un ensemble linguistique harmonieux ne fait qu’inhiber l’idée de base et finit par la transformer en un hybride entre la rationalité obligatoire et l’absurde notoire…

Ecrire l’absurde, c’est d’abord rejeter tout compromis et se lancer, à ses risques et périls, dans une aventure sans merci.

Le meilleur exemple à citer, c’est évidemment Henri Michaux. Lui, il envoie balader le public, les critiques et tous les courants, même l’absurdisme ! En revanche, ce rebelle qui se refuse à appartenir à un quelconque courant littéraire, a su donner une bonne leçon d’absurdisme à ceux que l’on en croyait jusque là les maîtres ! Lui, il commence l’opération de destruction, pour que toit soit parfaitement « absurde », par la base, c’est-à-dire par le sanctuaire sacré du langage, des principes, de la religion et de toute croyance.

C’est, pratiquement, le seul écrivain qui ait pu exprimer l’absurde de façon parfaite et esquisser, de la sorte, de façon intégrale et fidèle, le chaos du monde tel qu’il est sans s’inquiéter de l’incompréhension, des préjudices des lecteurs ou de l’intolérance des critiques.

Et ce n’était pas seulement grâce à la Mescaline qu’il ait pu se délivrer du despotisme de la logique mais c’est aussi l’envie et la détermination à dessiner, ne serait ce que sur du papier, le vrai visage du chaos, dessiner sous forme de bafouillages, de ratures, de difformités et d’écorchures ! Le vrai chaos…

Ceux qui refusent la délivrance de la littérature et de l’art en général de tout ce qui est humain, ne saurait dénier, avec leur fameuse logique, l’authenticité et la force de la littérature de l’absurde.

Même si, pour eux, cette dernière n’est que du délire ! Que grand bien leur fasse !

Mais étant donné que l’absurde est une tentation suicidaire de braver les limites de l’impossible et, surtout, de violer la sainteté de la langue. Etant donné que franchir la muraille de l’interdit coûtera toujours quelque chose, on finira, au bout de ce périple, par arriver à une impasse.

Mais l’impasse étant aussi un défi, ce sera un éternel combat pour réinventer le chaos sous d’autres formes. Chemin faisant, on voudra aussi « absurdiser » l’absurde même. Comme l’humoriste qui s’imite et se moque de lui-même…

Mais une chose est sûre : l’absurdisme est avant tout un drame. L’impasse nous sera imposée par l’une ou l’autre des exigences littéraires. Il n’y aura plus d’échappatoires. Le nouveau défi a, manifestement, beaucoup moins de souffle.

Les mots s’engloutissent, conscients de leur inutilité. Le chaos finit par se réordonner. L’absurde se fondra dans la foule rationaliste. Et tout devient si normal que tout, avons-nous l’impression, va désormais très bien…

Le combat n’a plus de raison d’être. La plume agonise et se tait. On laisse quelques ouvrages remarquables.

On laisse un nom dans l’Histoire de la littérature… Et puis, le silence. La sécheresse. Le désespoir. Le suicide moral… La damnation !

Sarah Haidar

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