Quand un romancier nous relate l’Histoire du roman, c’est un peu comme une vieille grand-mère racontant à ses petits-enfants les idylles de sa jeunesse. C’est un peu comme un Cordon bleu nous mettant dans le secret de ses astuces culinaires. Milan Kundera a choisi de faire visiter à ses lecteurs l’incroyable monde du roman comme seul un archéologue passionné peut faire visiter aux touristes La Vallée des Rois.
Dans cette immense mais intime maisonnette, on observe souvent un désordre bruyant mêlé à un certain décor nomade conçu avec beaucoup de raffinement. Kundera nous parle brièvement de lui en tant que romancier et de ses ouvrages mais aussi, avec une passion flamboyante, des autres écrivains qui l’ont marqué et dont les œuvres restent secrètement présentes dans son travail. Divers images d’une autre époque s’étalent sous nos yeux, se communiquent entre elles et nous offrent une nouvelle conception narrative : la vue personnelle de Kundera sur l’art du roman.
En 1986, Kundera avait exposé dans un livre à six tomes sa vision, en tant que romancier, sur l’art du roman. A présent, il est en communion avec l’Histoire même du roman en usant d’une thématique toute différente de celle des conférenciers et des historiens d’art. Mais c’est plutôt l’étalage de sa double expérience d’écrivain et de lecteur. C’est avec une lucidité savante que le lecteur Kundera nous démontre comment le roman depuis Rabelais et, ensuite, Cervantes, a su déchirer le rideau de l’ignorance et des idées reçues dont souffre l’Humanité ; « chose que seul le roman peut dire » : « Un rideau magique, tissé de légendes, était suspendu devant le monde. Cervantes envoya don Quichotte en voyage et déchira le rideau. Le monde s’ouvrit devant le chevalier errant dans toute la nudité comique de sa prose ». Quant à l’écrivain, il nous raconte comment les ouvrages des autres romanciers tissent un vaste roman où ses ouvrages à lui trouvent un espace assez confortable.
L’Histoire du roman est un tout sur lequel on mesure la teneur de chaque roman et où aucun roman n’exclut l’autre comme la République anéantit la Monarchie. Selon lui les aspirations des nouvelles générations d’écrivains de dénuder les ouvrages de leurs précédents de toute valeur artistique ne sont pas forcément l’expression d’un rejet ou d’une diffamation mais simplement une tentative de continuer ce que les anciens ont commencé celui d’élucider quelques points jusque-là ambiguës de leur littérature et d’explorer quelques zones de pénombres entourées de questions et de doutes. Une chose est sûre : chaque romancier puise le vitamine C de son travail de l’Histoire du roman…
Certains trouveraient que le musée de Kundera est chaotique car l’ordre chronologique, quoique bien clair au début, devient de plus en plus échevelé à mesure qu’on avance dans la lecture du Rideau. Cervantès, Rabelais, Moselle, Diderot, Proust, Balzac, Gombrowicz, Stern, Broch, Dostoïevski… Tous se partagent un héritage que les siècles passés et les langues différentes n’ont pu altérer. Il ne faut pas oublier non plus le rôle décisif des frontières géographiques qui instituent les différentes écoles et la définitive hiérarchie entre les grandes et petites langues (qui se serait rappelé de Kafka s’il avait écrit en tchèque au lieu de l’allemand ?). Kundera, de ce fait, confronte le « milieu primaire » de la littérature, celui par lequel on situe les œuvres en vue de son cadre national (Les misérables) est le plus grand roman de la littérature française), il le confronte au « Grand Milieu » (c’est-à-dire le contexte universel des œuvres littéraires), où Les misérables devient une simple page dans le grand livre de la littérature.
En revanche, il y a ce que Goethe appelle « La littérature universelle » (Welt litteratur) qui, seule, pourrait permettre au roman de survivre à la restriction territoriale. Et quoique Kundera affirme que « l’Europe n’a pas su considérer sa littérature en tant qu’unité historique, et c’est là où sa culture trébuche », on trouvera, parmi les pages du Rideau, de très beaux passages où l’écrivain cite le « Pont d’argent » qui a été construit, pendant les années trente, entre la littérature européenne et celle de l’Amérique latine.
Ceux qui contesteront Le Rideau diraient aussi que non seulement Kundera n’a pas respecté les limites géographiques et chronologiques, il a arrosé son livre avec son propre sens du chaos afin de jouer avec les lecteurs, les agacer, brouiller leur concentration et les soumettre enfin au chaos de l’imagination.
Le sujet essentiel traité dans Le rideau qu’est l’Histoire du roman est traversé de petits textes variés : des observations sur la caricature, une petite étude sur l’art de la blague, méditations sur la jeunesse, quelques cours d’Histoire sur l’Europe centrale, un texte sur l’appréhension existentialiste du rire, une lecture sur Sophocle, un essai sur le concept de la supercherie… Et beaucoup d’autres textes qui semblent glisser aisément dans le livre grâce à la liberté de mouvement offerte par l’auteur. C’est la liberté qui caractérise le plus cet ouvrage. Ce n’est pas exactement la liberté du style puisque le style de Kundera est gouverné par certaines perspectives esthétiques. Il exprime son idée avec les mots les plus simples et les plus précis : une langue parfaite rejetant tout maquillage ou sophistication inutiles. C’est ce qui le pousse, de temps en temps, à atténuer l’élégante et rigoureuse clarté de ses propos, par le recours à l’humour qui enveloppe le livre comme une lumière de crépuscule. Chose qui permet de réunir la conviction tenace à l’inévitable présence du doute ; tout cela épicé par la délicieuse diversité des opinions dans la même page…
Kundera aurait pu se contenter de prouver la véracité de son point de vue et sa profondeur mais il n’a pu s’empêcher de charmer ses lecteurs et les attirer vers la beauté du texte, ce qui est, pour lui, un exercice intellectuel indispensable au concept de la modestie !
Le rideau est une manifestation de l’engagement intellectuel qui nous présente l’Histoire du roman en tant qu’unité historique mais aussi en tant qu’ensemble cohérent d’histoires et de fables. C’est pour cela qu’en lisant Le rideau on finit par s’apercevoir que l’absence de l’ordre chronologique engendre fatalement une matière littéraire assez solide, un style bien modelé, des thèmes variés et exposés avec un raffinement artistiques. A la fin, on voit bien que le musée de Kundera est extrêmement ordonné en vue d’arriver au but conceptuel voulu : un chef-d’œuvre littéraire !
Sarah Haidar