Par : Amar Kancra
« Aujourd’hui, même si je suis géographiquement éloigné de ce milieu qui m’a vu grandir, rire et…souffrir, une partie de moi demeure collée à chaque coin de mon hameau natal et de ses environs. Le souvenir d’endroits qui habituellement paraissent anodins ou de discussions somme toutes banales réveillent en moi des sensations ô combien nostalgiques. Le havre de paix que je m’attendais à trouver de ce côté-ci de la Méditerranée n’est en fait qu’un simple mirage. Dehors le froid vespéral de la région me ronge les os jusqu’à la moelle. La journée tire à sa fin et j’ignore encore où passer la nuit. Ce matin, mon ami s’est rendu compte que cela faisait un mois que je lui pompais l’air et qu’il n’y avait pas suffisamment d’oxygène pour nous deux dans sa mansarde de vingt mètres carrés. Craignant une apnée nocturne, il m’a gentiment fait comprendre qu’il ne pouvait plus me garder plus longtemps sous son toit. J’ai donc dû débarrasser le plancher illico presto. J’ai alors enfoui les maigres affaires que je possédais dans mon sac fourre-tout et je suis sorti sans oublier de témoigner toute ma gratitude à mon désormais ex-bienfaiteur. Pour me réchauffer, j’ai beaucoup marché avant d’atterrir dans ce bistrot perdu de la rue du Théâtre.
En attendant «le petit café serré» qui me servira également de repas du soir, je fouillais dans mes poches à la recherche du papier à tabac. Eh oui ! Quand j’arrive au bout du rouleau, je fume de l’herbe qui ressuscite mon espoir. Je me dis que le rêve artificiel dorlote mon âme et m’empêche d’écouter mes maux. Quand je reviens au moi terrestre, j’ai quand même, l’espace de quelques instants, la certitude de pouvoir affronter de nombreux obstacles et de faire face à d’éventuels échecs. C’est très agréable et tant pis si j’ai perdu ma vie en me perdant de vue le temps de quelques bouffées.
En un battement de paupières, «Le Plancton» – c’est le nom de mon café refuge- se transforme comme par enchantement en préau d’un centre hospitalier bien familier. Le temps a cessé d’être froid et maussade et s’égaye d’un beau soleil printanier. Au bout du joint, que je tenais à la main, s’est substitué une brindille de romarin fraîchement cueillie sur les plates-bandes bordant la cour de l’hôpital Ria Chemam que je triture délicatement entre mes doigts effilés.
Je suis seul. Assis sur le bord du terre-plein faisant face au bloc administratif, je garde l’œil sur l’entrée de l’établissement. Tous mes collègues grévistes sont repartis après avoir émargé sur une feuille de présents-absents qui traînait sur l’unique table basse improvisée pour la circonstance au niveau du hall d’entrée.
C’est une journée de grève à laquelle a appelé l’hiératique organisation syndicale nationale. Celle qui me fait attendre depuis un peu plus d’une heure tarde à montrer le bout du nez. Pourtant, bien qu’elle ne soit pas tenue de se présenter à l’émargement comme ses collègues permanents, elle m’a promis de venir. Au moment où je commence à perdre patience, la petite porte grise, attenante au portail principal de l’hôpital, s’ouvre doucement. Elle apparaît vêtue d’une longue gandoura irisée aux couleurs de l’arc-en-ciel la présentant bien plus grande qu’elle ne l’est en réalité.
« Mon Dieu, qu’elle est belle, cette «tislit bwanzar» ! », me dis-je
Je n’ai pas fini de savourer ma joie de la voir enfin arrivée qu’une seconde apparition accrochée à ses jupons me procure un sentiment de relative déception. Elle était certes devant moi, mais pas seule. Moi qui espérais passer un après-midi en duo, revivre les délicieux moments partagés à deux lors de la dernière escapade grégaire au bord de l’eau, regarder les timides vagues venir s’écraser non loin de nos pieds… Voilà que la présence imprévue de ce beau petit minet ferait voler en éclats tous mes espoirs !
Je ne laisse cependant rien transparaître de mes sentiments du moment et, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je lui lance joyeusement :
-Te voilà enfin, mademoiselle !
-Dis bonjour à tonton Amar!
-Bonjour mon Grand ! Tu veilles bien sur ta grande sœur chérie ? Dirana, tu arrives alors que je commençais juste à m’impatienter. A un moment donné, j’ai même cru que tu n’allais pas venir. Enfin, tu es quand même là; même si c’est comme si…
Je renonce à la suite. Reprocher à une amie de s’être fait accompagner de son petit frère peut s’avérer maladroit. Cependant Dirana semble avoir saisi l’allusion et tente même une explication:
-C’est sa grand- mère qui devait le garder aujourd’hui; mais au réveil, elle avait une horrible migraine. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai été retardée. J’ai insisté pour qu’elle aille voir un toubib mais tu connais nos adorables vieilles mamans, elle préfère son irremplaçable élixir traditionnel.
– Ce n’est pas grave!
-Un euro dix, monsieur, s’il vous plaît.
La voix du garçon me présentant l’addition m’arrache ainsi à mon rêve éveillé. En vidant mes poches de mes pièces oranges (eh oui, elles ne sont plus jaunes) pour réunir la somme demandée, j’ai failli renverser la tasse de café posée devant moi – il paraît que c’est l’une de mes spécialités, maladroit que je suis. Moi qui croyais avoir les pieds bien rivés au sol, voilà qu’on me reproche même d’être un peu trop tête en l’air. Je crois que la nostalgie me fait trop rêvasser et mes souvenirs me rattrapent. N’est-il pas temps de songer à aller les étreindre et peut-être même y rester définitivement quitte à devenir un brandon de discorde?
A peine le garçon éloigné et probablement pour éviter de penser aux durs moments de la nuit qui m’attendent dans cet Eden occidental tant rêvé, je replonge de nouveau dans un souvenir onirique de mon passé d’outre-mer qui avait même fait l’objet d’une discussion controversée avec Dirana….. (A suivre).
A. K.