Le peuple algérien a compris la fabuleuse logique de la vie, celle qui consiste à combattre les problèmes par le sommeil en arguant que lesdits problèmes finiront certainement par s’estomper au bout de quelques longues heures d’absence dans le pays de Morphée. Le seul obstacle qui s’est présenté était évidemment l’insomnie! Mais l’Etat, en bon père de famille qu’il est, a trouvé la solution adéquate : servir du Valium à doses massives aux esprits tourmentés et leur offrir le tendre repos de l’oubli.
La culture, ou du moins ce qui se nomme ainsi chez nous, vient à la rescousse de ces insomniaques mal assumés et ce, de la façon la plus efficace : vendre à prix raisonnables et accessibles une grande quantité de transe effervescente aux corps étouffés par le poids des frustrations, des soucis et, en général, de la vie!
L’occasion à ne pas rater s’est présentée sur un plat de velours : « Alger capitale de la culture arabe », et la saison adéquate ne se fait pas prier pour enflammer la soif et l’engouement des jeunes et moins jeunes qui, eux aussi, ne font pas les exigeants devant ces offres généreuses venues comme par enchantement…
La chanson, la danse et la transportation magique des esprits par une musique électrifiée et sauvagement violente sont là pour accomplir l’opération de la « somnolisation » massive!
Des chanteurs venus de tous les coins d’Arabie à commencer par le lancinant Orient qui, faute d’engendrer de bons dirigeants ou alors d’honnêtes dictateurs, use sa matrice généreuse à enfanter des sirènes aux voix veloutées décidées à donner aux marins fatigués le repos qu’il méritent au fond d’un insondable océan nommé : « Oubli ». Des D-J, des rappeurs, des slameurs, des hip-hopeurs et d’autres anges de la rédemption, dont les pays de résidence ont fini par se lasser de leurs « art », sont invités à venir en Algérie, s’installer confortablement dans les grands hôtels et offrir aux spectateurs les débris de leur « culture », exactement comme un marchand liquidant sa marchandise indésirable à des prix bradés. Mais, comble du paradoxe, le prix pour lequel ces « artistes » daignent venir honorer notre pays, est tout ce qu’il de plus sardanapalesque. Ceci s’explique très aisément par une ancestrale mentalité naissante de notre non moins ancestral héritage de colonisés: tout ce qui vient de l’étranger est bon! Autrement dit, comme l’a si bien exprimé le valeureux Ibn Khaldoun : « Le vaincu est toujours épris d’imiter le vainqueur »…
Alors, l’art étranger vient en jets et en avalanches illuminer les nuits fades d’Alger en faisant scintiller des étoiles artificielles dans les voûtes des différents espaces accueillant ce genre de galas : Le Casif, Ibn Zaydoun, Ibn Khaldoun (que le valeureux nous pardonne), Le Sheraton (conçu pour une catégorie particulière d’insomniaques, ceux qui souffrent justement du manque de problèmes!), Timgad et autres hauts lieux de la culture algérienne…
Le peuple a le choix de choisir entre ces galas celui qui sied le mieux à ses moyens: pour les chanteurs orientaux, le billet d’entrée varie entre 500 et 1 000 da. Pour les occidentaux, il a également le choix entre dépenser quelques 5 000 da minimum plus les frais du costume et de la belle pour accéder aux lieux huppés d’Alger (le Sheraton étant un sanctuaire sacré auquel il faut bien mériter d’avoir accès!) ou bien supporter les regards haineux et pleins de reproches de ces jeunes rejetons qui semblent maudire leurs parents pour la simple raison qu’ils ne sont pas aussi « pourris de fric » que les clients dudit hôtel!
Mais, en dépit de tous ces obstacles d’ordre économique, tout Algérien ayant un petit contact avec l’actualité culturelle de l’été 2007 peut se payer une petite dose de Valium chaque fois qu’il voit des affichettes (pharmaceutiques) collées sur l’un des murs délabrés de son quartier.
Vient donc l’heure du spectacle. Les files d’attente qui se sont formées trois ou quatre heures avant le gala, font leur entrée fracassante dans la salle et commence alors le vrai spectacle !
Un spectacle unique, atypique, exotique du savoir-vivre algérien! Dès que le chanteur, happé par une trouille compréhensible, commence à déballer timidement ses chansons, les jeunes spectateurs lui volent le droit aux projecteurs pour entamer la transe tant attendue et vider, de la sorte, une bonne partie de leurs problèmes dans la décharge publique de l’oubli. Les cris, les danses désaccordées et les acclamations assourdissantes réussissent donc la vénérable opération psychologique nommée : « Dansez et pioncez ! »… Cela ne dure, certes, que l’espace d’un été mais il est toujours bon de se faire bercer par le Valium quand le sommeil se fait désirer. Et tant pis si à l’heure du réveil, plus précisément le 1er janvier 2008, les rues d’Alger seront envahies par des gueules de bois, des gens arrachés brutalement à leur tendre léthargie et jetés de nouveau dans le flot tumultueux de la vie, la réelle, celle qui se nomme aussi chez nous : l’agonie ou carrément, la mort… à petites doses !
Sarah Haidar