Il sera le seul qui n’assistera pas à ce cinquante-deuxième anniversaire, aujourd’hui, mais combien de millions de Kabyles ne manqueront pas d’avoir une pensée pour lui en ce jeudi hivernal? Combien de milliers fans iront se recueillir sur sa tombe dans son village de toujours : Taourirt Moussa ? Et, c’est là le plus important, ils sont combien à se réchauffer tous les jours de sa voix ensorcelante ? Ceux qui s’attendront à des hommages officiels, aujourd’hui, au plus grand chanteur kabyle de tous les temps, auront tord. Matoub Lounès est un artiste libre et irrécupérable.
Dix ans après son assassinat, il dérange toujours les corrupteurs de tout bord et les opportunistes qui, pour une poignée de dinars, sont prêts à tourner le dos à la Kabylie et à tout ce que ce que cette région a milité pour réussir à implanter un début de démocratie en Algérie.
Matoub n’a jamais été l’ami des hommages officiels. Il ne se prenait pas pour un mage en dépit de sa popularité inégalée. Par contre, il a toujours été, et il demeure ce « n’importe qui », ami du chômeur de Tikobaine ou compagnon de l’adolescent, pauvre et déprimé, de Ait Zikki. Matoub Lounès, on le croisait à Takhoukht, jamais au Boulevard des martyrs, antre de la télévision d’Etat qui n’ouvre ses portes qu’aux voix dociles et mercantiles. C’était loin d’être le cas du Rebelle. Matoub ne ramassait pas l’argent. Il le distribuait à Tizi Ouzou à « Marios » et à ceux qui, comme ce dernier, n’avait que Dieu et Matoub, comme source d’espoir. Un simple d’esprit, célèbre à Tizi Ouzou, a l’habitude de faire l’aumône en prononçant une phrase dissuasive «donne-moi cinq dinars, sinon tu vas regretter». Quand ils se croisaient, Matoub lui donnait un billet de mille dinars. Un jour, en lui tendant le fameux billet, Matoub avec son esprit de plaisantin éternel dit à son compagnon : «Si ça continue comme ça, il va me ruiner !». Tout le monde a ri, y compris le simple d’esprit. Ce sont ce genre de moments que partageait Matoub avec tous « les petits ».
Ces petits qu’il ne faut jamais mépriser, disait Matoub à sa mère, car ceux qui éprouvent de l’aversion envers cette frange marginalisée, vont tous le regretter un jour. Matoub c’était donc le grand cœur. Grand cœur et profond. Matoub ne passait pas à la télévision mais il passait tous les jours dans les rues de la Kabylie. C ’est pourquoi, en plus de son talent unique, sa popularité n’est pas seulement restée intacte dix ans après sont départ, mais elle augmente de jour en jour. Des jeunes qui avaient dix ans à son assassinat, l’ont découvert malgré la censure des dictateurs de la culture. Ils l’ont aimé car malgré les tentatives de formater leur esprit, notamment par la télévision du système, ces jeunes ont compris que les meilleurs artistes ne sont pas forcément ceux qui passent à la télévision.
Ils savent que pour avoir accès à cette télévision arabo-islamique, il faut d’abord accepter de dire que pour être kabyle, il faut d’abord accepter d’être arabe, en adhérant à la scandaleuse manifestation «Alger, capitale de la culture arabe» ! Matoub aurait composé un chef d’œuvre sur ce carnaval de reniement identitaire. Hélas, il n’est pas là et quand le chat n’est pas là…les souris dansent. C’est universellement connu.
Matoub, grâce à son art et à son engagement intègre, a été le seul apte à triompher de la mort sans aucun support, absolument aucun. Même la revendication de la vérité sur son assassinat ne trouve plus aucun relais. Matoub échappe au temps, au système, aux démocrates, il échappe même à sa famille, à sa sœur Malika, qui pleure tous les jours, toutes les minutes, toutes les secondes ce frère-symbole, à sa mère qui voit dans les yeux de chaque jeune qui visite Taourirt, le visage de Lounès qui ne reviendra pas. Mais qui n’a pas non plus disparu définitivement pour pouvoir faire son deuil.
Il vit de jour en jour davantage, ressuscité par la nouvelle génération de Kabyles, qui n’écoute que leur cœur, jamais la voix des gardiens du temple dictateur ou d’une télévision devenue un centre de formation de chanteurs à la Rabah Derriassa ! Les chanteurs «Tahia et applaudimètres».
Matoub n’a pas laissé que des chansons. Il a légué un univers, un monde à tout un peuple opprimé car spolié du droit le plus élémentaire : le droit à sa langue maternelle. Matoub n’a pas été une star de passage dont l’aura est savamment entretenue par les médias du système. Matoub, parce qu’il a été libre et Homme, a conquis les cœurs de la génération qui le procède, de sa génération et de celle qui lui succède.
La chanson de Matoub, politique, sociale ou sentimentale lui a survécu. Matoub, c’est l’œuvre qui survit à l’ouvrier ! Matoub vit toujours dans les prunelles de millions d’admirateurs. Il a été assassiné en 1998. Il est vivant en 2008.
Il le sera en 2018 et en…2098.
Aomar Mohellebi