Le verbe fougueux et ciselé des moissons d’exil

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« Jean Amrouche compte parmi les premiers intellectuels qui se sont exprimés sur l’Algérie colonisée par la France, et plus particulièrement sur la position de l’intellectuel dans le drame algéro-français », écrit Tassadit Yacine dans La Tribune du 17 avril 1999. Elle ajoute :

“La grande douleur de l’homme est d’être et d’être séparé…”

J. Amrouche

« Autrement dit, Jean Amrouche qui, dans ses écrits, avoue son ambiguïté, va se dire, se dévoiler, car les deux pays dont il se réclame au plan de la culture, et donc de l’identité, vont vivre dans l’affrontement, en particulier après 1954, avec le début de la guerre d’Algérie ».

Poète et essayiste accompli, ayant fréquenté les grands penseurs et écrivains du 20e siècle- il a eu même avec certains d’entre eux (à l’image de Paul Claudel et André Gide) des entretiens radiophoniques devenus historiques- Jean Amrouche était un artisan sincère d’un dialogue franco-algérien. Il agit dans le sens de la modération, mais sera déçu par l’incompréhension, l’intransigeance et les atermoiements des milieux officiels français qui rendent chaque jour un plus intolérable le joug de la domination coloniale qui ligote tout un peuple évoluant rapidement sous la pression des événements. Amrouche se découvre irréductiblement algérien. Déjà, en 1946 cherchant à définir le tempérament maghrébin, il a intitulé son essai sur le génie africain L’Éternel Jugurtha en référence à l’ennemi des Romains, figure de la résistance et de la révolte.

En 1958, il prend parti avec éclat, mais non sans profond déchirement, pour l’insurrection algérienne par des conférences et de nombreux articles publiés dans la presse. D’après le professeur Henri Lemaître, ses derniers poèmes- des “Chants de guerre” – dénoncent le mirage d’une impossible intégration qui l’a exilé de sa seule patrie ; l’Algérie.

Jean El Mouhoub Amrouche est né le 7 février 1906 à Ighil Ali, dans la tribu des Ath Abbas, dans la wilaya de Béjaïa. Avec son style iconoclaste, Abdelkrim Djaâd, issu du même village que la famille Amrouche, parle ainsi de la venue au monde de Jean : « Février 1906, Fadhma avait gâché cet hiver-là. Ni la récolte satisfaisante d’olives, ni les amandiers qui précocement éclataient en fleurs blanches n’arrivaient à nourrir la chronique. Dans les oliveraies et les chemins vicinaux, à l’estaminet du village et dans l’entrepôt boueux du pressoir, une seule attente préoccupait les paysans madrés et les femmes vipérines. Celle de l’enfant qui va naître. Un monstre attendu qui jaillira d’un ventre infâme. Celui d’une chrétienne kabyle, Fadhma Aït Mansour Amrouche. Une gosse décharnée, bâtarde de son état, qui naquit au siècle dernier sur le versant nord du Djurdjura. Autre enfant de la honte recueillie à l’heure aurorale, sous un olivier noueux, par des Sœurs-Blanches qui la baptisèrent sous le prénom de Marie. Fadhma, enfant illégitime dans une Kabylie bigote, devint donc chrétienne sans le savoir (…) Février 1906, et Ighil Ali attendait dans ce silence enveloppant qui ne fut déchiré que le 7 par les cris d’un enfant nouveau parce qu’il s’appellera Jean et accessoirement El Mouhoub. Premier enfant qui portera un prénom étrange comme une verrue de la grossseur d’une bille sur le visage. Les Kabyles d’en haut, murés dans l’islam, gémissaient et se lacéraient les joues et la poitrine. Ceux d’en bas, une poignée, promus fraîchement à une chrétienté factuelle, buvaient leur honte en s’en allant tête baissée, par une venelle, vers la petite chapelle qui faisant sonner les mâtines ».

D’Ighil Ali aux sommets des belles-lettres et de la renommée

La famille Amrouche émigre à Tunis où le père Belkacem trouva un emploi dans les chemins de fer. Jean entame ses études au collège Allaoui. Par la suite, il entrera à l’École normale de Saint-Cloud.

En 1930, il devient professeur et exerce à Sousse où il aura comme élève le grand écrivain juif tunisien Albert Memmi. On trouve, dans un roman de ce dernier, sous le titre la Statue de sel, la trace de Jean Amrouche sous le nom de Marrou. Il donnera des conférences au Cercle de l’Essor à Tunis et liera une forte amitié avec Armand Guibert avec il voyagera dans plusieurs pays d’Europe. Guibert publie en 1985 aux éditions Gaston Lachurié à Paris une belle biographie de Jean, riche en renseignements, intitulée : “Jean Amrouche” (1906-1962) par un témoin de sa vie.

En 1943, Jean Amrouche entre au ministère de l’Information à Alger, puis à la Radiodiffusion française. La même année, sous le patronage d’André Gide, Amrouche fonde avec Lassaigne la revue L’Arche. Il se retrouvera en 1945, directeur littéraire des éditions Charlot et, en 1958, rédacteur en chef du journal parlé de l’ORTF. Dans une émission qu’il animait à la Radio sous le titre “Des idées et des hommes”, il aura des entretiens célèbres et de haute facture avec des écrivains et des penseurs qui ont marqué leur époque, à l’exemple de François Mauriac, Paul Claudel, André Gide, Giuseppe Ungaretti : À cause de ses positions politiques en faveur de l’Algérie combattante, il fut contraint de démissionner des services de la radio en 1959. il servira de médiateur entre le général de Gaulle et Ferhat Abbas, président du GPRA.

Mort d’une leucémie le 16 avril 1962, il fut inhumé à Sargé-sur-Braye, dans le département de Loir-et-Cher. Dans l’ouvrage collectif Hommes et femmes de Kabylie (Edisud-2001) dirigé par Salem Chaker, Daniel Morella, professeur à l’université de Leyde/INALCO-CRB, écrit à propos de Jean Amrouche : « C’est de sa mère et de sa famille maternelle que lui vient la sensibilité au langage poétique : sa grand-mère Aïni se rattachait à une famille d’aèdes de Taourirt-Moussa-Ouamar, et elle avait transmis à sa fille Fadhma les chants, les poèmes et les contes du pays Zouaoua. Fadhma Amrouche, à son tour, léguera à ses enfants, les chants maternels et ceux des Aït Abbas, le pays de la famille de son mari Belkacem, et quelques-uns du pays des Aït Aïdel où la famille Amrouche avait des biens (…). Le père de Jean qui avait étudié chez les Pères-Blancs et qui s’était converti au catholicisme, fut contraint d’émigrer en Tunisie. En 1910, sa famille le rejoint, mais en raison de la guerre, ils reviennent à Ighil Ali en 1914. L’année suivante, ils retournent à Tunis où Jean étudie au collège de Saint-Cloud ».

Professeur à Sousse, puis à Annaba, il commencera à publier des recueils de poèmes.

Génitrix et chant du monde

Les premiers ouvrages de Jean Amrouche (de 1934 à 1939) sont des recueils de poèmes. Cendres parut en 1934 aux éditions Mirages, à Tunis, dans une plaquette de 68 pages. L’auteur s’y révèle un grand poète racé, vigoureux et d’une esthétique fort élevée. « Amrouche a vécu dans le désarroi, le deuil impossible et les déchirements de l’histoire », écrit Tahar Ben Jelloun dans un article publié par le journal Le Monde.

Aimé Césaire, le grand poète martiniquais aujourd’hui âgé de 94 ans et qui se débat depuis quelques jours contre la mort, dira de Jean Amrouche : « Sa religion s’appelle poésie (…) Il s’agit, au-delà des cruautés et des mensonges, de l’histoire d’être de la poésie. Pour cela, Jean Amrouche traverse par moments le verbe biblique pour s’enraciner dans une terre méditerranéenne acquise depuis les siècles à l’Islam ».

A l’occasion de la publication au milieu des années 80 des textes de Amrouche réunis sous le titre Lettres de l’absent, Ben Jelloun commente : « Ses Lettres de l’absent sont une douleur vive qui parle de l’enfant orphelin de père, de mère et de patrie. Il y est souvent question d’amour et de source jaillissante. C’est une sorte de journal de quelqu’un qui a tout perdu et se sent riche de tout ce qui loin de son regard. Il attend pour reconquérir l’enfance et le poème nu « .

“Il est une île dans la mer d’ombres,

La tête au sein des étoiles,

Les pieds emmêlés aux racines de la Terre.

Ses yeux sont comme les yeux des oiseaux de soleil

Avec un regard oblique

Qui traverse et cerne les objets,

Pèse le masse secrète, contemple leur noyau de miel et d’or mêlés

Et les établit avec leur volume vrai

Dans l’univers interne où il est Dieu

Où il est celui qui voit en Dieu’’.

En 1937, il publie Étoile secrète, un recueil de poèmes de 100 pages aux éditions Mirages/Les Cahiers de Barbarie, à Tunis.

D’un poète :

“Il a ancré ses mains aux continents

immobiles.

Il a tué de tous ses muscles

Jusqu’au craquement de ses os

Jusqu’aux éclatements de sa chair

De toute la force d’un volcan

Grondant au creux de lui.

Les continents sont demeurés immobiles.

(…) Et maintenant, voyez-le qui s’avance

Sa tête émerge parmi les étoiles

Avec ses cheveux de chaume qui rayonnent

Et ses larges yeux d’oiseau de nuit

Fermés de biais

Afin de mieux filtrer le monde endormi

Et son nez telle la proue d’un navire…”

Son chef-d’œuvre du patrimoine oral, Chants berbères de Kabylie, fut publié en 1939 aux éditions Monomotapa (Tunis). Il s’agit de la traduction de poèmes kabyles chantés, transmis à l’auteur par sa mère, Fadhma Ath Mansour. Ce recueil de poèmes traduits en français continue en quelque sorte les travaux d’un même genre réalisés par des chercheurs ethnologues français ou par des autochtones comme Boulifa, comme il annonce les recherches qui seront faites ultérieurement par Feraoun, Mammeri…, dans le patrimoine oral kabyle.

La particularité de l’ouvrage de Jean Amrouche est qu’on n’y trouve pas le texte originel kabyle. C’est grâce aux efforts de Tassadit Yacine que la version kabyle est devenue disponible en même temps que le texte français dans une édition de l’ouvrage chez L’Harmattan en 1986, édition ayant bénéficié d’une préface de Mouloud Mammeri. L’intelligibilité du texte est assurée par des renvois (annotations) réalisés par

T. Yacine

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