Le mouvement berbère ou l’identité tourmentée entre deni et tradition

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Le Mouvement berbère ou ce qu’il est convenu d’appeler ainsi, connut ses premiers frémissements à la fin du 19e siècle et toute une veine culturaliste d’hommes épris de donner aux mots de la tribu la résonnance qui cadrât avec les exigences et les conditions d’existence voire d’affirmation identitaire d’une époque nouvelle, s’est à corps perdu investie dans l’effort de sauvegarde et d’émancipation de cette âme essentielle qui anime depuis des lustres les tréfonds sociologiques de tout un peuple.

Les conditions d’alors n’étaient pas, bien entendu, celles d’aujourd’hui encore moins celles d’avant la colonisation. Aussi pour les besoins d’une analyse prégnante du combat et des enjeux que ce mouvement charrie, un arrêt qualitatif ne s’impose-t-il pas à la réflexion afin que soient d’abord dégagées les multiples facettes des mutations anthropologiques qui ont historiquement affecté la société à travers un démantèlement sans précédent des cadres d’élaboration, d’entretien et de pratique de cette culture pluriséculaire façonnée dans l’épais d’une tradition immémoriale où l’identité et ses expressions significatives ont toujours puisé sens et cohérence. Naturellement, c’est dans cette tradition, comme système total et totalisant, dont elle est consubstantielle que l’identité berbère trouve la pleine mesure de son existence et de son affirmation étant entendu que la notion de deni ne devient une notion significative qu’avec l’entrée de celle-ci dans un rapport inégal qui en freine l’expression par le fait d’une autre entité culturelle concurrente, donc conquérante.

Or, c’est dans le propre de la tradition, tant qu’elle est totale et cohérente, d’ignorer ce qui n’est pas elle-même. Il n’est, par conséquent, pas fondé en raison de prétendre saisir les avatars liés à cette identité sans une claire référence à l’état d’évolution (au sens de changement) de la tradition ni des courants d’acculturation qui l’ont lézardée et produit tout un cortège de transformations sociétales. S’agissant de la Kabylie, exemple assez représentatif de tout le monde berbère, il est autorisé de penser que le grand accident historique dont elle (tradition prise au sens intégral) eut à pâtir, fut incontestablement l’agression coloniale qui brutalement la débusquera de sa cohérence existentielle, lui révélant du coup ses limites ainsi que l’état d’une mutation interne essentielle mais non effectuée.

Avant cela, on s’accorde à présenter la Kabylie comme une société cohérente et anthropologiquement homogène, pour avoir assez duré historiquement et ainsi pu cultiver les permanences et les invariances d’un patrimoine de représentations culturelles et psychosociales au sein duquel s’est structurée son identité. L’ordre social y était très ancien. il était gérontocratique et son “efficacité” éprouvée par une pratique séculaire. Il faut ajouter que les caractéristiques physiques et sociologiques du bastion kabyle aux multiples irrédentismes ont toujours “prévenu” celui-ci des chocs de cultures, d’où cette individualisation marquée et caractéristique dont la linéarité préservée au fil des générations faisant corps dans la mémoire collective avec l’existence même du groupe social kabyle. Le pays kabyle n’ayant pas connu de révolutions de quelque nature que ce fut, à l’apparition de conditions historiques nouvelles, donc inadaptée, en principe, au système d’évolution interne, plutôt que de se voir impulser une dynamique d’innovations pouvant permettre de les contenir sans pour cela pousser à mettre la société hors de ses voies de normalité que d’enclencher des dépassements qui induiraient les mutations nécessaires par lesquelles se renouvellerait la tradition dans la cohérence, à ces conditions donc, répondait une exacerbation de repli sur soi selon un principe de pérennité et de linéarité dans lequel la conservation du groupe et de ses valeurs tenait lieu de défense et de survie. On passait les écueils et on se contentait de durer ! Aussi divers que fussent les facteurs de changement apparus au cours de sa longue histoire, aucune crise interne n’a été assez majeure pour déterminer une transformation substantielle de la vie et des règles de la société, encore moins d’en accélérer le rythme d’évolution interne. Jusqu’à la pacification du pays kabyle, dans le dernier tiers du 19e siècle, les changements imposés de l’extérieur ont été intégrés sans grands heurts tant qu’étaient fonctionnels les cadres institutionnels de la tradition et avec les effets qu’aurait produit une évolution d’ordre interne, c’est-à-dire de la société par elle-même ou comme une “petite mutation” endogène. Des stigmates de la romanisation voire des survivances dont l’origine remonterait à la plus haute Antiquité subsistent encore, aussi bien dans le langage que dans certains usages d’aujourd’hui. Leur signification originelle s’était estompée pour ne plus apparaître que comme les composants d’un patrimoine suffisants de ce qu’ils soient transmis à la postérité pour se légitimer et ainsi perdurer.

L’agression coloniale par sa nature et son étendue sera vécue comme un séisme sociologique qui verra s’effondrer avec une brutalité inconnue jusque-là les cadres structuraux de la Kabylie traditionnelle ainsi que ses modes d’être et de fonctionnement.

Le monde des profondeurs dramatiquement affecté

Le pays vivra là une phase mutative — décisivement mutative — dont il ne sortira pas même après l’Indépendance. A la société fruste mais cohérente qui jadis a passé, réfractaire, les mailles des siècles et leurs bourrasques, malgré moult avatars historiques, étaient opposées des contraintes impératives qui, toutes, se proposaient comme les attributs d’une modernité univoque dont on a vite fait de brandir les vertus, pendant que toute concourait à faire admettre le bien fondé d’une assimilation, d’une négation de soi (donc d’un Deni) rendue “nécessaire” par “l’infériorité” d’un état culturel autochtone “déficient” et dont le caractère “inorganisé et non fini” objecterait sa non reconnaissance en tant qu’existence propre. Ainsi tenue en échec par un colonialisme qui avaient ses prépondérances politiques et jetait hors des voies normales tout ce qui ne servait pas ses thèses, la société assistait impuissante et dans le désarroi à l’instruction par la canonnière doublée de “bonne conscience” d’une autre vision du monde qui reléguait la tradition dont les carences signaient le perte. Le monde des profondeurs culturelles s’en affectera dramatiquement : on ne démantèle pas sans grandes conséquences aux dimensions cataclysmiques les conditions de pratique sociale d’une culture à l’intérieur de laquelle s’est forgée la trace mnesique structurant les fondements identitaires du groupe social. Ce hiatus historique peut être considéré comme une fracture voire une rupture d’avec soi cohérent car avec son avènement s’enclenchait une dynamique d’approbation de nouveaux espaces d’affirmation et d’expression qui allaient inexorablement mettre en relégation, c’est-à-dire à un état d’existence insulaire (même si elle continue d’être vitale) la pratique d’une tradition désormais privée de son efficience dans le maintien du substrat mental du passé tout comme du mode d’être ancien, celle-ci ne s’exerçant plus totalement sur la vie communautaire et individuelle où l’apparition de besoins nouveaux dictait l’acquisition d’un nouveau comportement qu’on s’efforçait de concilier avec la part de soi demeurée inaliénée par laquelle on continuait de se définir et dans laquelle on s’identifiait. Mais le processus d’identification requiert la mobilisation aussi bien des ressources du passé que des nouvelles procédures de résocialisation avec leurs corollaires représentatifs et à terme idéologiques. Cette dichotomie, cette véritable schisophrénisation de l’univers mental du colonisé à laquelle acculait la présence simultanée de deux systèmes de représentations “inaccompli” pour le premier, phagocytant et allogène pour le second, signait le problème fondamental auquel butait la quête de soi dans un tiraillement entre la tradition gage d’authenticité mais “inachevée”, et une “modernité” à l’apparence “incontournable” mais porteuse de charges aliénantes certaines.

Se sentant devenir aliéné dans ces conditions et lieu vivant de contradictions intenables, l’intellectuel est souvent amené à reconsidérer l’expérience de sa culture vécue socialement pour y chercher l’originalité nécessaire à la construction d’un appoint qui puisse atténuer la charge écrasante des acquisitions d’emprunt effectuées à corps perdu dans la culture dominante. Mais à la négation, au déni, qu’elle lui suggère, il n’oppose qu’une réinterprétation de son passé en prenant soin d’en dégager un attachement exubérant à la tradition qu’il a parfois tendance à magnifier en vue de rendre possible une formule de conciliation. Il en vient ainsi à assassiner le souvenir même par lequel il signe ses retours au peuple profond qui compose son groupe social originel, et qui ponctue ses relations d’extériorité qu’il entretient vis-à-vis de lui. Ce souvenir constituant le seul relief transcendant l’uniformité sans rivages à laquelle est condamné son univers mental. Cette censure du passé paraît davantage obéir à une opération de revalorisation par rapport à l’autre (dominant) qui le tient en situation de complémentarité rigide, celle du deni, de l’effacement et des distances prises dans le revirement nulle part ailleurs réparables qu’au re-contact des racines ainsi que dans une plongée salutaire dans les profondeurs du sentiment d’appartenance. communautaire, profondeurs incensurées et inaffectées par la rupture de la désignation symbolique. C’est tout le problème crucial de la désaliénation qui est ici posé et qui est justiciable, à lui seul, d’une étude. Cette dichotomie, disions-nous, pèsera pleinement sur le mouvement national qu’elle enfermera dans son échec historique à recouvrer la synthèse des données anthropologiques de la société. Les multiples crises qui en ont jalonné le cours n’en ont été, en fait, que les expressions paroxystiques.

La stratégie du pouvoir reste prisonnière d’une gestion fonctionnaliste

De même, la vie nationale portera la marque d’une condition particulièrement paradoxale, à l’image des antagonismes non résolus de la société. La caractéristique saillante de cette condition est qu’à l’absence d’une culture politique de l’Etat qui fût issue ou puisée dans une expérience propre du pouvoir et de l’organisation de la cité façonnée avec ses pesanteurs sociologiques, on a pallié par le recours à un modèle trouvé dans des outputs à essence exclusive dont la propriété première est d’agir à de telles profondeurs du corps social qu’ils échappent à leur pleine intelligence et, peut-être même à une claire conscience du phénomène qu’ils constituent. La stratégie du pouvoir institutionnel reste prisonnière d’une gestion fonctionnaliste obtenue dans le cadre du rapport de complémentarité rigide évoquée supra et née de l’injection des outputs sus-cités, concomitamment de préoccupations orientées vers la cohérence sociale, préoccupations désarmées et ostracisantes ayant pour finalité de dégager des stratégies d’émergence portées vers la définition d’espaces propres d’action, d’expression et de conquête nationale, effectuée à travers la dynamique d’une promotion, d’un approfondissement du traditionnel dans le but de le rendre capable de contenir les exigences de changement et de les traduire en réalités ainsi qu’en termes culturels locaux. Le hiatus existant entre la reconduite du schéma centralisateur et jacobin apparu en Algérie d’abord sous la forme de l’Etat-Colon, et un développement intrinsèque n’ayant pas historiquement pris ou freiné dans son orientation d’intégration culturelle nationale a eu pour conséquence le chevauchement de deux situations où s’imprime pleinement l’incohérence de leur cohabitation. D’un autre côté, le non-recouvrement effectif et réparateur d’une identité fragmentée, en permanence tourmentée et la mobilisation des ressources de la société pour les impératifs d’un développement pris dans son seul aspect techniciste, utilitariste et de maintien hégémonique et illégitime au pouvoir avec ses corollaires de mise sous le boisseau les grandes questions nationales et le lot de brimades et d’assassinat des voix contraires, sans approche rationnelle d’adaptation aux schèmes d’une réalité culturelle constituant l’assise invariante et la référence essentielle dans la mobilité sociale, se traduisent par un décentrement de celle-ci vers des voies d’accomplissement forcées de contourner les barrières institutionnelles, factices, pour investir des espaces parallèles vers lesquels, ce faisant, ce sont déplacés les enjeux.

Il s’en faut de beaucoup aujourd’hui pour une traduction explicite du malaise induit par cette contradiction que les élites “pensantes et dirigeantes (pouvoir et société civile compris), cherchent les conditions de faisabilité d’une jonction positive entre les deux termes de la contradiction et apercevoir un surcroît d’acculturation dans ce qui est vécu comme une accession.

La confiscation au peuple de ses repères à conduit à une folies meurtrières

Car la compréhension de ces enjeux passe par celle de la société réelle, à travers la perception et l’élucidation du projet informel qu’elle porte et qui pulse dans un mouvement fluide et osmotique souvent inintelligible, néanmoins réel mais en butte à des antagonismes exacerbés résultats de clivages nés et entretenus à la faveur de l’incompétence, l’immaturité culturelle et politique de ceux qui appartenant au monde politique, médiatique ou tout autre domaine où la “force décisive” du propos ou de l’écrit agit dans le modelage de l’opinion tout en participant d’approches tronquées des choses, ont à répercuter les préoccupations fondamentales de la société déjà frappées intrinsèquement d’avoir longtemps évolué pour elles-mêmes. La rupture salutaire et souhaitable du reste, avec le système politique en place aux échecs socio-économiques patents et avérés et qui a conduit à une crise aiguë de désarroi culturel et indentitaire constitue l’axe principal de bien des littératures politiques misérablement snobes et intellectuellement grevées, sans substance voire indigentes… Le discours de celles-ci ne propose pour ce faire, dans une attitude un langage insidieusement injonctifs et tutélaires, rien moins que la voie toute trouvée d’un universalisme mythique et univoque poussant jusqu’à l’effacement le rapport évoqué plus haut de complémentarité rigide, au lieu de puiser dans un argumentaire substantialiste aux prises directes avec la vie nationale dans ses plus intimes déterminants socioculturels.

Cette rupture ainsi conçue exprime en réalité la teneur d’une vision par laquelle est consommée la position en défaut par rapport à la société réelle. Il est beaucoup moins aisé de s’investir à réactiver les ressorts profonds des fondements culturels, anthropologiques objectifs et permanents de la communauté, matrice des structurations de représentations psychosociales de la société, y rechercher un réarmement propre à rendre réversible le processus d’acculturation et d’aliénation culturelle occidentalocentriste largement enclenché et pas amène du tout à admettre que puisse lui être opposé quelque symétrisation de rapport que ce soit venant de ce qu’il considère comme des “subcultures”, et ce souci est éminemment stratégique. Ce processus de deni insidieux, à terme, peut provoquer de violentes réactions de rejets par le corps informe, vivace et agissant de la société, laquelle peut mouvoir socialement y compris seule et par elle-même. Tout cela est donc moins aisé que de s’inscrire dans le camp de “vainqueurs, s’affubler de ses vertus, en faire “le parangon” de l’action réformatrice et… avoir beau jeu ! C’est trop facile et il n’y a jamais de victoire à ce prix-là. Du reste, c’est là la marque d’une aliénation achevée car il n’y a de rupture libératrice que vis-à-vis du maintien à distance de la réalité culturelle du pays, ce refuge séculaire et inviolé de l’identité, ni d’émergence véritable qu’avec la réhabilitation des traits spécifiques et insolubles qui la définissent, cet espace symbolique où “l’on sait qu’en dernier recours on pourra toujours se retirer pour être soi” (Mouloud Mammeri).

D’un autre côté, la confiscation au peuple de ses repères, de ses épopées et de la religion dont on se sert comme d’un paravent pour délégitimer toute réforme démocratique de la société, à l’instar des oligarchies ignorantes du Moyen-Orient, a conduit à l’une des plus grandes folies meurtrières de l’époque contemporaine, l’inculture s’étant dangereusement amalgamée à la gestion ignorante du sacré en dehors de toute science, de toute exigence éthique et de toute humanité. Mais le guerrier n’a-t-il pas toujours supplanté le savant, l’éclairé, l’amusnaw, durant la longue odyssée de ce peuple perclus de longévité quasi-minérale et d’atavismes antédiluviens ?

“Eclairez le peuple et ses mœurs s’épureront d’elles-mêmes” disait un philosophe. Avec le développement de l’intérêt porté aux grandes questions nationales est enclenché un mouvement irréversible d’ouverture de voies de connaissances de la société réelle et de prise en charge effective de ses préoccupations existentielles et philosophiques qui s’imposeront comme autant d’exigences politiques au pouvoir institutionnel dont elles ne manqueront pas à terme, d’affecter substantiellement la nature.

Dr Mohand Améziane Haddag

(*) Médecin

[email protected]

Note :

1- Dans la Pathologie de la communication, la complémentarité rigide est définie comme une situation de crise où la définition de Soi bute contre l’imperméabilité de l’Autre à la reconnaître et à la confirmer. Pour les besoins de cette étude, on a extrapolé cette notion à l’échelle plus large de la culture.

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