“Ass-nni” de Amar Mezdad éditions Ayamun, 2006

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Le décor est planté dès le premier chapitre autour des deux personnages centraux Muhend-Amezyan et Malha, sa mère. Tawes (à peine entr’aperçue dans Id d wass), devenue l’épouse de Muhend-Amezyan, vient rompre le cordon ombilical qui liait le fils à sa mère. Alors que Tawes est à la maternité et que son accouchement est imminent, Muhend-Amezyan attend dehors, dehors, le froid est glacial : “Assemmid n cebrari igezzem” (page 10).

Cette grossesse tant attendue — elle est peut-être gémellaire — suscite en Malha un immense espoir : le premier-né — il faut espérer que ce soit un garçon — lui permettra de faire revivre le nom de son époux : Salem, mort au maquis. Cet espoir est, cependant, mêlé de crainte car “ce jour n’est pas un jour ordinaire” (pages 10 et 14) ; moment crucial du calendrier agricole, cette période dénommée aussi “amerdil” est, comme tous les moments de passage, placée sous le signe de toutes les incertitudes. Une angoisse prémonitoire noue la gorge de Muhend-Amezyan, elle atteint aussi Malha qui multiplie prières et invocations pour que “Yennayer sorte dans la paix” (page 14), c’est-à-dire sans catastrophe.

En attendant la délivrance de sa femme, Muhend-Amezyan va à son travail ; parmi ses collègues et compagnons de lutte1, il rencontre Lxewni, le plus combatif de tous. Le soir, à la sortie de l’usine, “Qebbad-lerwah”, “le ravisseur d’âmes”, chargé d’assassiner Lxewni, attend calmement (page 186). Le drame qui se noue pendant tout le roman et que l’on pressent éclate au dernier chapitre comme ces deux balles qui atteignent Lxewni puis Muhend-Amezyan. On ne sait pas si l’enfant de Muhend-Amezyan, tant attendu durant cette interminable et funeste journée, est né ou non. Cette tragédie éclipse le personnage de Tawes ; elle ne laisse pour trace qu’un poème inachevé (P. 38 à 41), une longue complainte. Malha, qui avait jeûné ce jour-là, était sortie en quête d’un peu de soleil, à son retour, la cour était pleine : les femmes du village “sut taddart”, venues partager son deuil, l’y avaient précédée et l’attendaient dans un mortel silence. Nna Fati, une de ses amies, telle un oiseau de mauvais augure, lui avait peu de temps auparavant, “planté une épine dans le foie” (tger-as asenan di tassa”, page 182)2.

Sur ce deuil règne le doute en maître absolu : Muhend-Amezyan a-t-il été, comme Lxewni, mortellement blessé ? Tawes a-t-elle rencontré la mort au moment de sa délivrance ? Son enfant serait-il mort-né ? On ne sait qui a été emporté par cette tourmente mais c’est dans son “foie” que Malha a été atteinte, d’où cette angoisse prémonitoire, aggravée par le mauvais présage de Nna Fati : “Tenna-t-id tasa-s, yir lfal ts-d tezzwer (Nna Fati) tura tugad-it” (page 185). Ce roman ne contient pas d’intrigue, toute sa qualité réside dans la finesse de sa trame, la richesse de ses motifs et la profondeur de son enracinement dans la symbolique du monde berbère et plus largement méditerranéen.

A l’instar de Tagrest Uryu, le roman précédent, la trame de Ass-nni est tissée dans une imbrication complexe de tableaux qui entrecroise les itinéraires, les souvenirs et souvent, les drames de plusieurs personnages. La technique du “flash-back” utilisée aussi dans Tagrest uryu ne permet pas seulement de tisser la trame de ce roman, elle établit aussi le lien entre les romans qui constituent cette trilogie ; la simple évocation d’un nom : Salem, Muhand Waâli, taher, Lxewni, Tahemmut, etc., renvoie soit à Tagrest uryu soit à Id d wass. A travers ces romans, se déploie une vaste fresque historique et sociale de la Kabylie et plus largement de l’Algérie contemporaine. La structure de cette trilogie n’est pas linéaire : id d wass, le premier roman qui dépeint les conditions de vie et de lutte dans la période consécutive à l’Indépendance, se présente comme un mouvement de balancier entre hier et aujourd’hui, le village et l’usine, la mère (Malha) et le fils (Muhend-Amezyan). C’est la solidité du lien entre la mère et le fils qui protège de la fracture face à des bouleversements qui sont profonds. Ces vieilles femmes — nous l’avons vu dans Tuyalin3 — sont les dernières gardiennes du Temple. Tagrest uryu, le second roman, est une rétrospective dans laquelle est rappelé le combat de la génération des pères qui, pour la libération de l’Algérie, surent affronter l’épreuve du feu lorsque “s’embrasa l’hiver”4, sous le déluge du napalm déversé par l’aviation française.

“Ass-nni” aborde la crise profonde qui, ces dernières années, a, tel un séisme, secoué l’Algérie. Ce dernier roman est d’un réalisme implacable. Nous sommes loin, ici, du mouvement de balancier qui rythme Id d wass et dans lequel la frêle silhouette de Malha, assurait la continuité, évitant l’éclatement. Aujourd’hui (il serait plus exact de dire “ce jour-là : Ass-nni), Malha dont les forces déclinent est éteinte… d’amnésie. Nous sommes loin aussi du sacrifice sublime consenti par la génération des pères dans le décor d’Icherriden qui avaient gardé vivant le souvenir des combats de 1857 et de 1871. Ce sacrifice consenti dans le plus absolu dépouillement fait l’incomparable densité de Tagrest uryu. Le seul survivant de cette génération est Muhend Waali dont la jambe avait été sectionnée à vif au maquis ; malgré le poids des ans, il n’a rien perdu de sa perspicacité. Son regard (voir “Tin n Si Muhend Uaali”, pages 48 à 51) est d’une terrible lucidité. Dans cette trilogie, la structure-même des titres est significative : alors que les deux premiers titres sont construits sur des oppositions : Id d wass, Tagrest uryu, le titre de ce dernier roman Ass-nni tombe comme un couperet. Ass-nni est placé sous le signe de la perte du sens : ce roman est un tissu de tragédies entremêlées qui déchirent ça et là des morts absurdes comme celles de Tahar, Lxewni ou peut-être de Muhend-Amezyan. Tout semble s’écrouler dans l’univers ici dépeint, d’abord les liens de solidarité familiale autrefois si étroits : lorsque Muhend-Amezyan, sur les demandes de sa mère, va rendre visite à son oncle maternel “noyé en ville” (page 87) depuis de longues années, celui-ci le reconnaît à peine ; “Agemmad n wedrum d amnar” (page 86) constate avec amertume le narrateur ; “L’horizon du lignage (des liens de parenté) ne dépasse plus le seuil de la porte”. Ce rétrécissement des horizons a brisé les capacités de lutte : les collègues de Muhend-Amezyan, si dynamiques et si combatifs dans Id d wass, ploient aujourd’hui sous le poids de la vie, le vieux car qui les transporte est, lui-même, essoufflé

(page 19). Dans ce monde fracturé qui a volé en éclats, la violence engendre la violence, l’itinéraire de Redwan (pages 88, 94 à 97 et 125 à 127) le montre très bien. Redwan, surnommé Qebbad-lerwah, qui a froidement assassiné Lxweni et peut-être Muhend-Amezyan est en réalité un cousin de Muhend-Amezyan, le fils de cet oncle maternel “noyé en ville”. Placé sous le signe de l’amnésie, Ass-nni dépeint un monde fracturé et désenchanté : Malha qui parvenait à assurer la continuité dans Id d wass est aujourd’hui amnésique… à moins qu’elle ne soit atteinte de cette maladie qui consume “le foie” des mères (page 105), “uzu n tasa”. Tahemmut, exemple de discrétion et de dignité, est mort ; il s’agit bien de la fin d’un monde.

Le monde de Malha n’était certes pas enchanté — aucun des romans qui constituent cette trilogie ne cultive le passéisme — mais il était accordé comme le seraient des instruments de musique. L’amnésie dont souffre Malha est à l’image de celle qui frappe le pays dans son ensemble ; elle atteint d’abord et surtout l’Histoire (pages 138-139, 156) : comment un peuple peut-il se repérer dans le présent et a fortiori construire son avenir s’il ne sait pas regarder son passé ? De ce passé, seules quelques traces ténues ont échappé à l’amnésie. A l’amnésie qui frappe Malha ont aussi échappé, miraculeusement, quelques fragments de mythes telle cette malédiction incendiaire proférée par l’ogresse (Tteryel) dans un récit de fondation du village (pages 149 à 152) : “Tu m’as brûlée, dit-elle à l’Homme fondateur du village, que toute ta descendance soit dévorée par le feu”. Aucun des descendants n’a échappé à cette malédiction fondatrice, conclut Malha : “Wa yerya s mess, wa yerya s waldun, wa yerya deg wallay, wa yerya di tasa, wa yerya anida ur yemmal” (page 152). “L’un est brûlé par le feu, l’autre par les balles, tel autre dans son cerveau (dans sa capacité de discernement, l’un dans son foie5, l’autre d’une douleur indicible”… et voici déclinée l’horrible polysémie du verbe “ry” (brûler).

Dans cette trilogie, ce n’est pas seulement le mythe qui nourrit l’imaginaire, le conte est aussi très présent. Cet enracinement dans la symbolique le mythe qui nourrit l’imaginaire, le conte est aussi très présent. Cet enracinement dans la symbolique berbère fait l’unité et l’originalité de l’œuvre littéraire d’Amar Mezdad ; cette œuvre, en effet, parvient à articuler une thématique tout à fait actuelle avec un enracinement profond dans la symbolique berbère et, plus largement, méditerranéenne.

Les symboles et motifs qui traversent cette œuvre puisent dans la cosmogonie berbère et sont étroitement liés à l’archétype central de la Terre-Mère : parmi ces symboles, on peut citer — sans établir d’ordre précis car ils mériteraient une analyse fine et approfondie — la référence récurrente à la période d’“amerdil” qui est un moment charnière dans le calendrier agricole, les bœufs de labour, la Terre sur les cornes d’un taureau (il s’agit du “Taureau, porteur de l’Univers”) etc. La langue, finement ciselée, n’est pas embarrassée par les néologismes, les dialogues entre les vieilles femmes gardent un savoureux goût d’antan. Cette “langue d’antan” n’est cependant pas exhumée comme une relique, c’est elle qui, comme la sève de la Terre-Mère, nourrit toute cette œuvre littéraire.

Dahbia Abrous

1- Cette atmosphère de lutte ouvrière est dépeinte, avec les mêmes personnages, dans Id d wass, elle constitue un versant de ce roman.

2- “Tger-as assenan di tasa”, cette expression évoque les propos tenus par Nna Fati avec une autre vieille femme : Tahemmut (p.182). On appréciera toute la finesse de cette expression (ce n’est pas la seule) lorsque l’on sait que le foie “tasa” est, par excellence en kabyle, le siège de l’affection maternelle.

3- Voir le recueil de nouvelles d’Amar Mezdad. Tuyalim d tullizin mmiden, éd. Ayammun, 2003. Une présentation de ce recueil de nouvelles a été faite par Dahbia Abrous dans la Dépêche de Kabylie du 16 avril 2005.

4- Voir présentation de Tagrest uryu faite par D. Abrous dans le Matin du 4 octobre 2000.

5- Sur la signification du “foie”, tasa, en kabyle, voir la note n°2.

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