“La littérature Amazighe se cherche encore, mais un jour…”

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La Dépêche de Kabylie : Les romans id de wass, tagrest uryu et ass-nni constituent une trilogie non linéaire, ce qui suppose un processus d’élaboration complexe. Pourriez-vous nous en parler ?

Amar Mezdad : Vous savez, tout être humain ordinaire, apparemment effacé, toute vie qui à première vue peut paraître banale toute situation commune peuvent être le point de départ d’une création romanesque. Il n’y a pas forcément besoin de merveilleux pour intéresser l’œil averti et l’esprit disponible qui veut bien les décrire. Pour planter le décor, vous prenez par exemple une maison modeste, un village, un match de foot, un lopin de terre plus ou moins bien cultivé, un autobus, quelques compagnons de fortune et d’infortune, des souvenirs, beaucoup de souvenirs, des mauvais mais aussi des bons, une usine, un travail à la chaîne, des projets, la peur de lendemains qui ne seront visiblement pas chantants, des conflits, des angoisses, en somme ce qui fait une existence habituelle. Et l’œuvre est déjà en route. L’élaboration d’un seul livre n’est pas forcément complexe, mais l’inscrire dans la continuité, dans une trilogie, c’est plus dur.

Il y a les adeptes de l’écriture linéaire, paisible, académique, qui prennent tout le temps car ils ont le temps de le prendre, le temps de vivre bien assis dans un pays serein. Quand on vit dans un pays comme le nôtre où rien ne se déroule normalement, selon un plan préétabli, où les rêves les plus légitimes accouchent de situations des plus sordides, l’écriture linéaire est à mon sens trop plate, presque incongrue. Cette écriture non linéaire, apparemment éclatée, tourmentée, est mieux adaptée pour décrire ce qui se passe dans un pays, une région, un peuple qui carburent à la souffrance, à la logique chaotique. La lecture sera parfois ardue, l’écriture l’a été d’autant plus, mais heureusement “ceux qui lissent” sont “ceux qui savent”. Mes livres ne sont pas destinés aux ignorants. En plus, au siècle de l’informatique où tout est encodé, tout doit être décodé. On peut ne pas toujours appeler un chat un chat ! Vous connaissez sûrement l’histoire de cet âne de la fable qui se voyait dans le songe affublé de bijoux les plus précieux mais qui, se découvre à son réveil dans la réalité entravé par des chaînes. “Yurga d axelxal, yufa-d d cckal ! “Malgré tout, il faut rester positif, par exemple en écrivant, si l’on peut le faire et qu’on ne peut pas faire autre chose.

Entre autres symboles et motifs il y a une période du calendrier agricole récurrent dans ces trois romans. Il s’agit de la période dénommée “amerdil”. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ?

Je vous dis d’emblée qu’une lecture “ethnologique” de cette trilogie sera décalée, la société kabyle actuelle n’est pas celle du XIXe siècle ni même celle des années 60. La déstructuration entamée au début de la colonisation s’est accélérée au lendemain de la Libération. Depuis, les idéologies supranationales et la mondialisation n’ont pas cessé de lui asséner des coups. Pour répondre à votre question, comme vous le savez “amerdil” vient de la racine “rdel” qui veut dire prêter, emprunter. C’est le nom que les kabyles donnent au dernier jour du mois de janvier, ce fameux 31e jour qui lui aurait été prêté par son oncle Furar (février), mois qui se trouvera amputé définitivement d’un jour. Ce jour “emprunté”, yennayer (janvier) l’a utilisé pour punir une méchante vieille qui lui aurait manqué de respect par ces paroles “Tez tez a emmi yennayer tegffeyed ur d-teggid ara” (toz, toz, oncle yennayer tu fus bien inoffensif !) Piqué au vif, yennayer fit aussitôt surgir une tempête de neige effroyable, dantesque, qui gela la vieille et la pétrifia sur le champ. D’après ce mythe, c’est le sort réservé aux personnes impudentes et médisantes.

Ce mythe en vaut bien un autre. Dans le mot mythe, il y a “mensonge” ; tous les mythes sont quelque peu mythomanes, mais ils créent du rêve, du merveilleux dont la nature humaine est si friande. D’ailleurs, plus le mythe est “gros” plus les gens y croient. Nous sommes loin d’être les champions dans ce domaine. Les civilisations les plus grandes sont bâties sur des mythes à dormir debout et parfois elles ont donné des choses extraordinaires à l’humanité. Prenez les anciens Grecs et tous leurs mythes. Méditez par exemple le mythe d’Apollon, qui décoche des flèches pour rendre amoureux, ou le mythe de la Caverne. Certains mythes ont — hélas — été à l’origine de tragédies sans pareille. Alors, chez nous le petit mythe de la vieille à la chèvre est à la mesure de notre petite existence, de notre petite civilisation. Notre langue kabyle, avec ses contes et légendes, est ce que nous avons apporté de meilleur à l’humanité, du moins jusqu’à présent. Depuis, ce jour emprunté par Yennayer à son oncle Furar est considéré comme un jour dangereux où les tempêtes de neige, de grêle et autres calamités climatiques redoutables sont généralement attendues. C’est un jour funeste ! On le vivait ainsi dans mon enfance : “amerdil” est un jour sinistre pour les petits enfants de ma génération qui ont beaucoup souffert des ténèbres et du froid. Alors Malha, plus que Muhend Amezyan, son fils ou son ami lxemni, appréhende cette fatidique journée où le pire pouvait arriver. Et qui est arrivé d’ailleurs à chaque fois dans ces trois livres.

La littérature écrite amazighe, aujourd’hui ?

Le roman n’existait pas dans la tradition littéraire kabyle. Il est apparu chez nous il y a quelques décennies déjà grâce à l’impulsion que feu Mouloud-Mammeri a donné à certains de ses élèves. Il leur a fait découvrir qu’il n’y a pas de langue inapte, que toutes les langues ne sont inégales que par les puissances qu’il y a derrière elles. Un jour, c’est sûr, la littérature kabyle nous reviendra depuis d’autres horizons, en boomerang, comme cela s’est fait pour la musique “rockabyle”, et l’Algérie, la vraie, se mordra les doigts d’avoir été une fois de plus doublée ! Le roman en langue kabyle est désormais, comme partout ailleurs, une forme d’écriture qui met en scène des personnages. Ces héros ne sont plus seulement insérés dans la vie villageoise mais sont confrontés aux problèmes de leur temps. Il ne s’agit pas d’écriture ethnologique comme semblent vouloir la réduire certains. Il ne s’agit plus de “dialectologie” mais de littérature comme cela se fait sous d’autres cieux : des auteurs veulent tout simplement écrire, créer dans leur langue qui est en l’occurrence le kabyle, décrire la société kabyle, algérienne, pas plus mais pas moins. Le terme d’écriture sociologique, s’il existait, conviendrait mieux. Pour mettre au monde un livre, il y a, comme disait Epictète, “ce qui dépend de nous” et il faut le faire : étudier une langue, avoir la volonté d’écrire, avoir un certain don, assumer une solitude désagréable, empiéter sur le temps des loisirs et la vie de famille. Cela est du ressort de l’auteur et il le fait, mais il y a tous les aléas qui ne dépendent pas de lui : les moyens matériels, l’argent pour faire sortir le livre et le diffuser librement, le faire parvenir à ceux qui doivent le lire, car si l’on écrit c’est pour être lu ! Dans un pays ordinaire normal, l’éditeur est celui qui endosse toutes ces tâches difficiles, parfois ingrates mais nécessaires, qui agit en tant qu’investisseur. Il reprend le livre de A à Z pour éventuellement revoir la forme et y traquer les imperfections de style ou d’orthographe. Le livre fini, objet de consommation, doit être consommé : les gens doivent l’acheter. Que vaut un livre sans lecteur ? Le poids du papier d’emballage, et encore ! Un livre qui n’est pas acheté, qui ne dégage pas de plus-value, pour utiliser un terme commercial, découragera l’éditeur. Celui-ci n’investira pas dans un produit qui ne rapporte pas. L’auteur lui-même sera “neutralisé” puisque son travail ne sera pas apprécié de toute façon, alors il n’écrira plus. La chaîne de solidarité qui fait que le livre se retrouve sur les rayons des librairies sera compromise. Toujours pour revenir à Epictète, “on ne peut pas toujours faire ce qui ne dépend pas de nous”. La liberté de publier est insuffisante sans tous ces paramètres. Il y a un autre problème. Nous avons connu une période de rareté, où du point de vue quantitatif la création littéraire en kabyle a été maigre pour toutes les raisons que nous savons mais où d’un point de vue qualitatif de très belles œuvres ont été écrites de la seule volonté de leurs auteurs et toujours à leurs risques et périls contre la volonté des puissants. Actuellement, il semble se dessiner une période de relative pléthore mais où la qualité n’est pas souvent au rendez-vous. Dans un livre, même s’il s’agit d’une œuvre de fiction a-t-on le droit de se contenter d’approximations ? De faire fi de travaux d’une documentation, même rudimentaire ? de ne pas prendre la peine de se relire soi-même ? De ne pas se faire lire et éventuellement “corriger” par d’autres yeux moins aveugles car moins subjectifs ? On prendrait trop de risques en dédaignant ces précautions. Peut-on s’autoriser à publier des livres à la “va-vite” pour marquer le coup, comme on dit ? Un chanteur peut corriger une fausse note au prochain gala, mais une ligne imprimée le restera pour toujours ! Une ligne d’un livre, ce n’est pas un coup sur une derbouka. C’est plus cher dans tous les sens du terme. Il y a des gens qui se donnent pour obligation de faire un livre.

Ont-ils les moyens intellectuels de le faire ? Ont-ils suffisamment lu pour pouvoir eux-mêmes prétendre à se faire lire ? Actuellement, il suffi de trouver les sous par une subvention étatique par exemple pour payer un imprimeur et n’importe qui peut publier n’importe quoi. Il ne s’agit peut-être que d’un aléa de parcours mais il prend de l’ampleur. Un grand homme a écrit il y a de cela 4 siècles : “Le mérite de certains hommes est de bien écrire, et de quelques autres c’est de n’écrire point”. Une chose est sûre : un lecteur déçu, grugé, ne revient jamais une deuxième fois vers le même auteur ! Tu rates ton premier livre et tu risques de rater tous les autres ! Pour palier à tous ces pièges potentiels “ceux qui écrivent””, le mot écrivain est trop grand, doivent apprendre à travailler en “colloques singuliers”. Je pense avoir répondu, sans démagogie à votre question pour ce qui concerne la littérature kabyle. Quant au reste de la littérature amazighe, elle se cherche encore mais inéluctablement elle finira par s’arrimer quelque part si l’on prétend vraiment vouloir la faire exister. Mais ceci est un autre problème. Nous ne discuterons une autre fois si vous m’en donnez l’occasion.

La thématique de cette trilogie est très riche. Que pouvez-vous nous dire des thèmes que vous considérez comme essentiels ?

Ce que je considère comme essentiel se trouve précisément dans les mots que j’ai couchés tout au long de ces centaines de pages en langue kabyle. Chaque lecteur, puisque c’est à lui qu’elles sont destinées, y trouvera ce que sa sensibilité voudra bien y déchiffrer.

Il y est question de plongée jusqu’au plus profond des peurs, des espoirs et des désespoirs de la société algérienne de toutes ces années tumultueuses, avec son cortège de rêves les plus beaux et les déceptions les plus injustes. Des réflexions philosophiques sur l’effort, sur la vie et la mort, le bien et le mal, le malheur et le bonheur, le clair et l’obscur, émaillent ces centaines de pages. L’absurde y est parfois hypertrophié surtout quand il s’agit de la mort d’être jeunes qui ne sont nés que pour une chose : vivre et prendre le temps de faire des hymnes à la vie par le travail, par la réflexion, par la création, par le partage. Que reste-t-il de la vie quand tout cela est gommé ?

En partant de votre expérience en matière d’écriture, pourriez-vous nous dire comment la littérature ancienne (contes, légendes et fragments de mythes sont présents dans vos trois romans) alimente la littérature moderne ?

Vous et moi, qui sommes de la même génération, avions une seule lucarne ouverte sur le monde au-delà du village, de notre petit quartier ou de notre petite ville : c’étaient quelques livres classiques pour les plus favorisés d’entre-nous. Il y avait certes cette lucarne mais il y avait surtout les contes et légendes qui sont d’ailleurs, à peu de choses près les mêmes dans toute l’Afrique du nord. Il est naturel que nous continuions à les porter en nous, et maintenant que nous ne sommes plus très jeunes nous les “rendons” naturellement, parfois sans même nous rendre compte : ils coulent de source. En essayant de le dépoussiérer en l’injectant dans nos fictions on contribue quelque peu à sa survie même si cette survie est muette, même exilé sur une feuille de papier silencieuse, lui, le conte par essence bavard. Depuis longtemps les gens vivent à l’ère du tout image, du tout “yankee” qu’on le veuille ou pas. Les derniers aïeuls ont disparu et ils ne sont pas légion ceux qui ont pu ou voulu les remplacer. Nous avons mis longtemps avant d’admettre que la veillée autour du kanoun avec l’aïeul (e) qui raconte est un temps à jamais révolu, en Algérie et ailleurs.

De cette époque, nous avons fait désormais le deuil même si la nostalgie demeure. Je vous rappelle au passage que dans le mot nostalgie il y a “algie” qui veut dire douleur. Cette douleur de la nostalgie, au lieu de la subir et d’en souffrir outre mesure, il faut non pas chercher inutilement à lui régler son compte d’un coup de poing vengeur mais la sublimer en créant autre chose. Savez-vous que des chaînes de TV marocaines étatiques emploient à temps plein des conteurs en langues marocaines (arabe et berbère dans leurs différentes variantes) ? Ces conteurs rémunérés par lesdites chaînes de TV ont réussi à se faire reconnaître et admettre par les organismes internationaux, l’UNESCO je crois. Chez nous, en Algérie, pour ce genre de projets particulièrement il y a loin de la coupe aux lèvres. Pour ma part, j’ai à ma disposition un recueil de contes dont certains sont inédits. Je compte procéder à sa mise à jour, comme on dit aujourd’hui, mais en refaisant le chemin inverse, en y injectant à dose homéopathique un peu de ce que vivent les enfants présentement, un peu comme je fais pour le roman. Dans mes romans, j’ai mis un peu de “conte” et dans ces contes je mettrai un peu de “roman” : c’est faisable, cela dépend de moi. Un jour je publierai ce recueil, mais ceci ne dépend pas de moi. A moins que…

A moins que ?

A moins qu’un éditeur sérieux, d’ici ou d’ailleurs, ne nous offre une opportunité. Par l’intermédiaire de ce journal par exemple ?

Entretien réalisé par Dahbia Abrous, universitaire

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