Par Said Salmani
Nous sommes au mois d’août 1957, le samedi 30. La guerre est déjà à sa vitesse de croisière. Les cigales n’arrêtaient pas d’exécuter, par leurs chants, une morbide symphonie finissant, inexorablement, par imprimer leurs craquettements à cet environnement déjà lourd de tension. De temps à autres, des bêlements de brebis et de chèvres viennent casser cette orchestration stridente qui occupe décidément tout cet espace des At-Khelifa. Laksar est à l’heure des tensions.
Au bord de la route carrossable, une bande d’enfants s’occupaient passionnément à faire des retouches à leurs jouets de fortune. Il s’agissait de voiturettes qu’on confectionnait avec du fils de fer, ou souvent avec des bidons d’huile aménagés, sur lesquels on fixait un bout de roseau d’environ 1,20 m coiffé d’un volant à l’extrémité. Aucun de ces petits innocents n’a remarqué le temps passer. Au sol, les ombres sont à leur minimum d’espace. Tout à l’heure, ces fougueux gamins de la guerre iront à Tmazirth-Laârkub pour remplir ces « joyaux » de succulentes figues fraîches qu’ils mangeront goulûment en ces temps de disette. Soudain, Saïd, l’un d’entre eux se leva en fixant du regard le chemin venant d’Abarrane, un village avoisinant. En effet, ils furent surpris par cette file d’hommes qui n’en finissait pas de s’allonger et dans laquelle s’alternaient soldats et civils, les mains attachées les uns aux autres. Au fait, il s’agissait des détenus de la prison de « l’Ecole » en sortie douteuse ; et tout ceci dans un silence religieux hormis l’insouciante symphonie « cigalienne » dans sa monotonie provocante. Les prisonniers eurent juste le temps de regarder ces bambins avec un air si expressif mais surtout des plus hagards. Leurs lèvres articulaient mais rien ne sortait de leurs bouches certainement sans voix depuis déjà un temps. La sentence vers laquelle ils se rendaient est une conséquence à coup sûr de ce mutisme. La bande de gamins ne mit pas trop longtemps pour comprendre qu’une telle situation ne demande qu’à se retirer de ce décor et sans plus tarder. A peine rentrés chez eux, une détonation déchira cette atmosphère de canicule et donna suite à plusieurs rafales successives de mitraillettes. Dans les foyers avoisinants, les souffles sont suspendus ; les membres manquants s’enregistrant à l’œil, qui sait ? Tout peut arriver. On devinait alors une pluie de cartouches qui fusaient dans toutes les directions. Les échos s’entrecoupant au large d’Abarrane et de Tilas semblaient provoquer avec fracas ce ciel serein immanquablement témoin d’une épreuve mille fois répétée dans ce pays continuellement convoité. Les sept autres fusillés de Targa-Ibelghendjar ( dont Idir A. et Yahi ) dans la même période seront la preuve d’un génocide programmé. Décidément la peur couva tout l’espace laksarien au point où même les animaux se sont évertués à se taire. La fusillade dura plus d’une quinzaine de minutes ; quelque quinze épuisantes minutes d’un temps figé et plombé par ce soleil au zénith. Puis un long silence suivit l’horrible massacre ; l’autre symphonie, la symphonie macabre des civilisés venus de la si lointaine terre d’Europe.
En effet, dès que la procession décrite plus haut arriva à hauteur d’Annar-U-m’Cheddal, nos « pacificateurs », drivés par un S.A.S. des plus sanguinaires et unique en son genre, alignèrent les prisonniers, attachés maintenant les uns aux autres, tout le long de ce virage à angle droit, désormais baptisé « Dewra-n-Sbaâ ».
Ils étaient sept à être figés dans leurs regards de défi et de conviction d’hommes, décidés à mourir debout pour semer une justice et pour que, de leur sang surgisse la patrie algérienne. Le tristement célèbre capitaine B. n’avait qu’à lever le doigt pour expédier, dans l’Au-Delà ces vaillants « muets » devant l’ignoble torture, ce doigt que ces derniers auraient utilisé pour la « Chahada » de s’être sacrifiés pour une juste cause. Ceux-là même qui préférèrent mourir plutôt que de faillir à leur devoir. Ils furent criblés de balles assassines, de balles « civilisationnistes » venues d’outre Méditerranée ; d’un autre continent même.
Aussitôt leur besogne terminée, « nos soldats », fiers de tuer des hommes aux mains attachées, rentrèrent au Bordj pour se mettre au frais. Avant de quitter les lieux, ils n’oublièrent pas de balancer les corps par dessus les cactus. Ils les laissèrent, ainsi exposés et étalés, sur cette pente désertée par la végétation mais bien habitée par un soleil de plomb. Ils les auraient même éventrés !. Il est à noter que ce lieu d’exécution fut choisi car étant dans le collimateur de la guérite de Tazrout et de celle de l’Ecole. Aussi, toute personne qui se serait aventurée dans ces parages, est passible d’une rafale dont elle n’aura pas le temps de s’en rappeler. La huitaine d’hommes accourue d’Abarrane, quelques trois heures après, pour procéder à leur enterrement a eu à vérifier l’intention de la soldatesque des postes de contrôle (ce groupe fut pourchassé, emprisonné et certains d’entre ses membres furent tués dans les mêmes conditions). L’idée de les exécuter au niveau de Tawint-U-Charqi fut rejetée pour la raison, semble-t-il, que ces guérites de surveillance se trouvent effectivement face à face et donc dans la même ligne de tir. Une autre version justifia ce choix par le fait que ce lieu soit sur le champ de vision du hameau Tabuketchawt (lieu de refuge de combattants.) pour le dissuader de ses positions patriotiques.
Ces exécutés étaient là car ils avaient dit “non” à la soumission aveugle que le peuple algérien a rejeté depuis la nuit des temps. Leurs corps, que les chacals se disputeront chaque nuit, sont restés là, à découvert et brûlés par ce soleil implacable d’août. Saïd les a même vus, du haut de Targa-U-Aâmer, dans leurs habits d’Adam. Le surlendemain, l’odeur de décomposition a déjà habité les lieux quand Nna-Hemmama Hammar (encore en vie) et Nna Fatma Smahi, deux braves femmes du village, eurent le courage de défier le danger pour aller les couvrir du mieux qu’elles purent. Elles revinrent toutes abattues, les pauvres, mais fières d’avoir obéi à un instinct de devoir que l’on retrouve encore vivace chez le sexe faible, ces « femmes courage » de la guerre de Libération.
Ces sacrifiés, dont deux se prénommeraient Bayou et Berber, n’auront pas connu d’enterrement pour la majorité d’entre eux ; leurs corps seront alors déchiquetés par les charognards que d’autres charognards — d’une autre espèce — leur ont donné sur un plateau d’un autre honneur. Dramatique.
Ainsi, leurs ossements peuplèrent pendant longtemps ce coin de haut fait avant de disparaître comme pour s’excuser d’avoir dérogé à la règle. Cette règle de l’oubli qu’on veut chasser à jamais de notre mémoire pour pouvoir nous aimer dans la diversité des choix de vies.
Dramatique encore, les maîtres de l’Ecole de Tirmitine (cette ex-école-prison ) des années 1962/63, des Pieds noirs pour certains, se sont servis de ces dits ossements ramassés au large de Tialav pour en faire des pièces de cours d’anatomie humaine ( Sciences naturelles ). Terrible !. Terrible encore, leurs élèves, dont ma personne, n’étaient que cette bande d’innocents dont il était précédemment question.
Quand Monsieur Pros. et autre Alard. décrivaient un os long en nous le montrant de visu, mes camarades et moi-même revivions intérieurement cette horrible journée avec plus d’une larme au coin de l’œil et encore plus d’une et comment, pour la mémoire active. « Non, non, ces hommes ne sont pas morts » nous nous disions, l’air absent. Toutefois, ce qui est sûr, c’est que personne d’entre nous n’eut l’idée de témoigner, en face de nos instructeurs, de cette tragique péripétie. Certainement que la fraîcheur des hostilités a eu le dessus sur nos douze ans pour la plupart et sur notre naïveté aussi en face de la science qu’ils représentaient.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, ce musée d’ossements à ciel ouvert aura vu l’Algérie libre et indépendante ; mais quant aux âmes les ayant quitté en cet été 57, personne ne doutera de leur destinée. D’ailleurs, l’Anza nous le rappelle souvent et c’est tant mieux ; pour une fois. Aussi, par ce modeste témoignage que j’apporte et que bien d’autres peuvent encore confirmer, je lance un pressant appel à ce qu’on élève en ce lieu une stèle commémorative (faisant office de tombe commune) pour que notre jeunesse se souvienne que ce cher pays s’est libéré au prix de sang d’hommes de poigne et que les sept morts de ce lieu ne sont pas des victimes de la circulation comme le pense certains. Ils doivent savoir aussi que mourir pour la patrie, c’est le sort le plus beau et le plus digne d’envie. A mon sens, c’est le strict minimum qu’on puisse offrir à ces martyrs sans sépulture, même si c’est cinquante ans plus tard. Les stèles, c’est aussi l’Histoire.
Je terminerai en paraphrasant le grand DDA LMULUD en disant :
LLAN KRA LLAN, ULAC ITEN
LLAN KRA ULAC ITEN, LLAN
IHI, WIGI, LLAN U AD ILIN I LEBDA.
S. S., témoin de cet acte ignoble