L’Ecole algérianiste et les limites du “réformisme”

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Ce courant évoluera dans le sens de plus de “réalisme”, mais sans céder sur l’essentiel, à savoir la “légitimité” de la colonisation. Parmi les noms d’auteurs français ayant célébré l’Algérie dans leurs écrits mais sans pour autant aller jusqu’à remettre en cause le système colonial, nous citerons André Gide dont les séjours effectués dans certaines villes d’Algérie sont rendus avec des accents et des couleurs fort attachants (Les Nourritures terrestres [1887], L’Immoraliste [1902], Amyntas [1905]). Dans un autre registre, Etienne Dinet exaltera lui aussi le pays de soleil et de la spiritualité sans grandes prétentions idéologiques. Un certain nombre d’écrivains, influencés par Louis Bertrand, tenteront de suivre sa voie tout en se penchant sur la vie du peuple, une société qu’ils voient évoluer vers une sorte d’ hybride “franco-berbère”, selon l’expression de Robert Randeau. Cette tentation de syncrétisme entre la latinité et les caractères des populations autochtones, appelées à être assimilées dans une vaste communauté française, fera un moment son chemin dans le courant littéraire appelé le “Mouvement algérianiste”.

Il est représenté par Randeau, Jean Pommier, Louis Lecoq, René Hughes et Alfred Rousse. Ces écrivains, comme le souligne le critique Jean Déjeux dans son ouvrage La Littérature algérienne contemporaine (PUF-1975), contestent « l’exotisme et le romantisme périmé », comme ils réprouvent « l’orientalisme de bazar ». Selon Jean Pommier, un des fervents défenseurs de l’Algérianisme, « il s’agit d’unir (et non d’unifier) les Agériens en une Algérie ». Ce mouvement évolua en une “Association des écrivains algériens” qui lancera sa revue Afrique en 1924. le dernier numéro étant publié en 1960. Une nuée de poètes et de romanciers sont signalés dans le cercle des Algérianistes. Cependant, il n’y a pas de véritable rupture par rapport à l’idéologie de la fin du 19e siècle. Jean Déjeux note à ce propos : « Esthétiquement parlant, l’algérianisme ne présente guère d’intérêt d’une façon générale. Son importance réside bien plus dans l’idéologie drainée par lui. Le roman colonial est en effet en parfaite cohérence avec cette période qui commence à la fin du XIXe siècle. De ce point de vue là, il révèle beaucoup de conduites et de comportements. Il donnait bonne conscience aux auteurs et aux lecteurs. On avait en effet l’impression de résoudre les problèmes graves de l’outre-mer, de comprendre les Algériens, de les intégrer même ».

Camus et ‘’l’humanisme de la révolte’’

Le mouvement algérianiste qui défend une ‘’certaine idée de l’Algérie’’ déclina à la suite des profonds changements sociaux qui ont affecté la société algérienne et de la montée en puissance du mouvement nationaliste (l’ENA, le Congrès musulman).

L’évolution de la vision des choses chez les intellectuels français donnera l’“École d’Alger’’. Dans ce courant littéraire, on trouve, entre autres, Gabriel Audisio, Albert Camus, René-Jean Clot, Marcel Moussy, Jean Pélégri, Jean Roy et Emmanuel Roblès. Celui qui sera quelques années plus tard (en particulier à partir de 1954) au centre de la polémique n’est autre que le prix Nobel de littérature, Albert Camus. Né le 7 novembre 1913 à Dréan (ex-Mondovi, près de Annaba), il perd son père, ouvrier agricole, à la guerre de 1914. Il fut élevé dans la pauvreté par sa mère dans le quartier algérois de Belcourt. Il poursuit ses études en travaillant dans l’administration, mais la tuberculose l’empêche de passer son agrégation de philosophie. Devenu journaliste, sa passion précoce pour le théâtre l’amène à fonder la troupe de l’“Équipe’’ qui joue ses adaptations de Malraux, Eschyle et Dostoïevski. Le professeur Henri Lemaître dira de lui : « En 1938, Noces révèle un Camus amoureux de sa terre et la célébrant dans une langue riche, ensoleillée, sensuelle.

La guerre accélère en lui l’évolution qui le fera passer d’une morale de l’absurde à ce que l’on a appelé un “humanisme de la révolte” ». A partir de 1944, il s’engage dans la résistance et dirige le journal ‘’Combat’’. Plusieurs essais, romans, pièces de théâtre viendront étoffer la production littéraire de Camus. Une partie de son œuvre de fiction aura pour cadre l’Algérie, son pays natal : L’Étranger, La Peste, Noces, L’Été, etc. Pour Albert Camus, « la patrie, c’est un certain goût de la vie ». Cependant, les critiques ciblant l’œuvre littéraire et les positions de Camus sont justement focalisées autour de cette idée de patrie censée n’être pas faite exclusivement de rayons de soleil et d’embruns de la mer. C’est en pleine guerre d’Algérie (1957) qu’il prononça la fameuse phrase : « J’aime la justice, mais je préfère ma mère à la justice ».

Cette sentence sera retenue contre lui par les milieux nationalistes algériens et par les cercles intellectuels anti-coloniaux. S’étant ainsi aliéné beaucoup de monde parmi ceux qui combattent pour leurs droits politiques et sociaux, Camus était connu pourtant pour son engagement social en faveur des classes opprimées et des pauvres. C’est en 1939 qu’il réalisa le fameux cycle de reportages sur la Kabylie sous le titre Misère de la Kabylie et publiés dans Alger-Républicain. Ces reportages, aujourd’hui publiés en livre, ont fait date et ont valu à Camus beaucoup de sympathie et de considération en raison de la loyauté dans la relation des faits et de la perspicacité dans la vision des choses.

Au regard de la dimension universelle de l’œuvre camusienne, de l’esprit de révolte qui l’anime et de l’humanisme qui l’abreuve, il demeurera encore pour longtemps incompréhensible pour les Algériens que l’auteur de L’Homme révolté ait marqué une sérieuse distance avec la réalité qui couvait dans les entrailles de son pays de naissance, mais c’est Camus qui écrit dans son roman L’Été : « J’ai avec l’Algérie une longue liaison qui, sans doute, n’en finira jamais et qui m’empêche d’être tout à fait clairvoyant à son égard », cela au moment où son ancien camarade Jean Paul Sartre, devenu par la suite son adversaire intellectuel, s’écriait lors d’un meeting de soutien au peuple algérien en lutte : « Je ne puis être libre si tout le monde ne l’est pas ».

Amar Naït Messaoud

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