Le travail de mémoire toujours à l’œuvre

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Des deux côtés de la Méditerranée, le regard vers le passé se nourrit non seulement des faits du passé, mais également du regard porté par le présent. Cette forme de recul n’est évidemment pas sans danger sur l’objectivité et la remise en contexte des événements. Une chose est certaine : une forme de frénésie dans l’écriture de l’histoire de la guerre s’est emparée des acteurs depuis au moins les trois dernières années, et le décret français de février 2005 glorifiant la colonisation y est évidemment pour quelque chose. Il n’est que de voir le dernier amendement constitutionnel proposé par le président Bouteflika. Au-delà de la mécanique institutionnelle qu’elle se propose de réajuster, la révision constitutionnelle porte aussi sur l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération et sur la protection des symboles de cette grande épopée. L’écriture de l’histoire du peuple algérien pendant la longue nuit coloniale a été pendant longtemps l’apanage des écrivains et historiens de la puissance occupante. On est, alors, à peine étonné des élucubrations d’un Louis Bertrand qui pensait et disait que, en mettant les pieds en Algérie, la France ne faisait que “retrouver une partie de l’Afrique latine’’ perdue pendant plusieurs siècles ; d’où la trouvaille qui a pu investir pour longtemps les bancs de l’école où on apprenait aux indigènes que leurs ancêtres étaient les Gaulois. La falsification de l’histoire et la scotomisation d’une partie de celle-ci avaient leurs théoriciens et idéologues ainsi que leurs praticiens dans les écoles et les médias.

C’est véritablement un parti pris appartenant à une grande entreprise de déculturation/acculturation propre à l’idéologie coloniale.

Charles-Robert Ageron, décédé le mois denier, Charles-André Julien et d’autres chercheurs versés dans la sociologie comme Jacques Berque et Yves Lacoste ont naturellement donné leurs lettres de noblesse à l’étude des sociétés maghrébines colonisées en mettant en relief la profondeur historique des peuples en question, les différentes civilisations qui les ont marqués et leur capacité à s’assumer en tant que sociétés organisées d’une façon autonome par rapport aux schémas coloniaux. L’on se doute bien qu’une historiographie qui a longtemps fait l’impasse sur les réalités anciennes du pays ne puisse nullement se prévaloir d’un quelconque professionnalisme au sujet d’une guerre présentée pendant des décennies comme une simple opération de “maintien de l’ordre’’ en Algérie ou, plus confusément, comme les “Événements d’Algérie’’.

Les “histoires’’ de l’écriture algérienne de l’Histoire

L’historiographie officielle en Algérie est mue par la logique d’éviter les embarras d’un “panier à crabes’’, d’éliminer de la mémoire collective des personnalités de premier plan et de “scotomiser’’ les zones les moins glorieuses de la guerre de Libération. On avait proclamé : “Un seul héros, le peuple’’ ! Sous ce magnanime et généreux paradigme de fausse humilité se cachent toutes les manœuvres d’exclusion. Sous le régime du parti unique qui a bâillonné la société et proscrit toutes les libertés, y compris celle d’écrire l’histoire du pays, la vérité sur la guerre de Libération était celle établie par le prince du moment. Il est tout à fait évident que même les acteurs de cette guerre se sont retrouvés dans une situation inconfortable où le souvenir encore vivace de la tragédie ne permettait pas de prendre le recul psychologique et pédagogique nécessaire.

C’est dans la clandestinité que circulaient les quelques ouvrages de Mohamed Harbi publiés aux éditions “Jeune Afrique’’ à Paris à la fin des années 70 et au début des années 80. Il faut dire que l’on risquait gros en se baladant avec “Les Archives de la révolution algérienne’’ ou “Le FLN, mirage et réalité’’, deux livres écrit par cet auteur qui cumule les qualités d’ancien combattant et d’historien. Le regard de Mohamed Harbi sur le Mouvement national et sur la guerre d’indépendance a l’avantage de tenir à la fois de la vision de l’historien universitaire, de l’analyste des faits sociaux et de l’homme pétri par les événements. Il situe le travail consigné dans “Le FLN, mirage et réalité’’ dans “une analyse des controverses et des conflits qui ont déchiré le nationalisme populaire en Algérie entre 1946 et 1962. Il constitue la première partie d’un projet plus vaste qui porte sur la société algérienne’’. A la tête de ce livre, il place une citation de Paul-Louis Courier portant sur l’impérative nécessité de témoigner et d’écrire l’histoire : «Laissez dire, laissez-vous blâmer, condamner, emprisonner, laissez-vous pendre, mais publiez votre pensée. Ce n’est pas un droit, c’est un devoir, étroite obligation de quiconque a une pensée de la produire et mettre au jour pour le bien commun. La vérité est toute à tous. Ce que vous connaissez utile, bon à savoir pour un chacun, vous ne le pouvez taire en conscience. Parler est bien, écrire est mieux : imprimer est excellente chose».

«On ne peut se guérir d’un traumatisme par refoulement» affirme Harbi dans Algérie-Actualité du 2 avril 1992, en ajoutant : “Notre enseignement n’a pas décolonisé l’histoire, il en a fait seulement le miroir inversé de l’histoire coloniale (…) L’histoire ne peut être ni une addition, ni un entrecroisement de mémoires. Et si on la réduit à cela, on perpétue ce qu’on veut guérir, les traumatismes de l’autre et les incompréhensions’’. Au sujet de son livre “Les archives du FLN’’, Harbi affirme qu’il a publié ces documents, considérés comme une inestimable matière première, pour aider les chercheurs de notre pays à “penser par eux-mêmes’’, à ne pas se fier au discours officiel, à en finir avec l’histoire de type triomphaliste et l’épopée guerrière qui banalise une tragédie. Pendant la période du parti unique, très peu d’ouvrages ou de travaux scientifiques ont été réalisés sur la guerre de Libération nationale. A un certain moment, c’était le secrétariat permanent du FLN qui se chargeait de “réécrire l’histoire de la révolution’’ dans des séminaires qui n’ont rien à envier aux réunions du Comité central du parti. «L’histoire est vécue comme un enjeu politique. C’est elle qui fonde la légitimité du pouvoir, l’accès aux sources et aux privilèges. Si on veut que l’histoire devienne une école civique, il faut l’arracher aux idéologues et aux censeurs et laisser les historiens travailler librement. Il est temps de repenser l’identité algérienne comme une dynamique orientée vers un contrat entre Algériens de toutes tendances et de toutes origines», estime Harbi.

Une histoire à se réapproprier

Nous savons que la devise “Un seul héros, le peuple’’ développée par le pouvoir politique juste après l’indépendance ressemble à l’enfer qui est pavé de bonnes intentions. Cette affirmation que le commun des citoyens peut comprendre comme étant une façon de valoriser l’apport de toute la population à la révolution armée et d’éviter de focaliser les regards sur d’éventuels leaders charismatiques ou à tendance “zaïmiste’’, est pourtant destinée à casser l’ennemi politique présent en lui déniant, par une généralisation douteuse, les mérites et les qualités de combattant d’hier.

C’est une façon spécieuse et diabolique de légitimer le pouvoir établi de facto après l’indépendance. «Les noms propres, les acteurs historiques n’ont guère le droit à l’existence dans les publications algériennes (…) L’idéologie nationale, c’est-à-dire l’exploitation du capital idéologique de la guerre, qui donne sa raison d’être au FLN, est appelée à servir d’illustration et de légitimation de l’État ; elle substitue une ligne univoque à la polyvalence de la culture nationale ; elle prétend même diriger l’écriture de l’histoire», écrit René Galissot dans la revue “Temps modernes’’ d’avril 1986. Dans le même contexte, Harbi écrit dans “1954, la guerre commence en Algérie’’ (éditions Complexe-1998) : «Les gouvernants algériens s’y référent pour légitimer leur pouvoir et l’opposition pour pleurer la révolution manquée ou déplorer l’espérance trahie. Le débat sur le legs de la révolution anti-coloniale est encore sacrilège. Toute critique, même mesurée est considérée comme une hérésie. Mais comment se résoudre à accepter que l’histoire soit niée et vidée de son contenu quand on sait que le legs révolutionnaire pèse lourdement sur la capacité des Algériens de déchiffrer leur présent et de s’imaginer un futur» ?

En plein règne de la chape de plomb où la liberté d’expression était confisquée et l’idéologie du parti unique était la seule “philosophie’’ admise, des tentatives d’écrire l’histoire du Mouvement national et de la guerre de Libération ont été menées par certains intellectuels et universitaires. C’est d’ailleurs ce label ou cette ‘’justification’’ universitaire qui a permis à certaines œuvres de voir le jour comme “L’Algérie en guerre’’ de Mohamed Taguia. Publié en 1981 aux éditions de l’OPU, cet ouvrage qui comprend 800 pages reprend une thèse universitaire à diffusion très limitée. Elle est basée sur des archives et des témoignages d’une valeur historique inestimable. D’autres livres ont abordé l’histoire du mouvement national et de la guerre de Libération dans les limites de ce qui pouvait se faire dans cette période de dictature.

D’autres livres ont été édités à l’étranger par des acteurs bannis, exilés ou en résidence surveillée. Nous avions droit, entre autres, aux publications de Mahfoud Kaddache, commandant Azeddine (“On nous appelait les fellagas’’, Ed. Stock-1976), Slimane Chikh (“L’Algérie en armes’’), Yacef Saâdi (“La Bataille d’Alger’’, Ed. Enal-1984), Ali Haroun (“La 7e wilaya’’, Ed. Le Seuil-1986)), Ferhat Abbas (“Autopsie d’une guerre’’, Ed. Garnier-1981), Hocine Aït Ahmed (“Mémoire d’un combattant’’, Ed. Messinger-1983).

Après les événements d’Octobre 1988 et les premières tentatives d’ouverture démocratique, un nouvel air semble souffler sur la réappropriation de l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération par les universitaires, les intellectuels et les acteurs eux-mêmes. Des thèses, des traités et des mémoires sont publiés en Algérie et en France concernant cette période tourmentée de l’histoire nationale. Des auteurs qui ont déjà publié auparavant ont continué leur travail dans une ambiance de profusion de témoignages provenant des anciens combattants ou militants de l’ALN/FLN, de militaires français ayant exercé en Algérie et de simples citoyens ayant tenu à témoigner des horreurs de la guerre. Mohamed Harbi, outre les ouvrages historiques qu’il a continué de produire, a publié un témoignage autobiographique “Un homme debout’’ et a codirigé avec Benjamin Stora un volumineux ouvrage (728 pages) sous l’intitulé “La Guerre d’Algérie-1954-2004 La fin de l’amnésie. De la mémoire à l’histoire’’ aux éditions Robert Laffont (2004). En introduction,il est écrit : «La construction du discours historique se fait dans la multiplicité des points de vue en fonction des interrogations de chacun. Mais, le traitement doit demeurer objectif et le conflit sur la méthode reste analogue à celui que connaissent toutes les recherches scientifiques.

Cinquante ans après le 1er-Novembre 1954, par le travail historique, la pluralité des motivations émerge peu à peu derrière les positions frontales et catégoriques que l’on a dessinées à grands traits après 1962 entre adversaires et partisans de l’Algérie française. La guerre tend à s’éloigner des turbulences passionnelles et du traumatisme collectif pour devenir un objet d’histoire». Dans le corps de l’un des chapitres, Harbi précise que l’enjeu de ce travail est “d’identifier clairement la dynamique historique de l’Algérie pour contester les représentations du révisionnisme sur certaines séquences du drame algérien’’.

Amar Naït Messaoud

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