Les riches heures de la sapience universelle

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Phrases poétiques, philosophiques, d’aspect proverbial ou réveillant tout simplement chez lui une sensation particulière ou un souvenir marquant. Alors, il marque le passage au crayon sur le document et, le soir venu, il le reporte sur son cahier. On voit bien qu’il n’y a aucun ordre spécial dans ses écrits : ni thèmes, ni longueur de l’extrait, ni même critère de langue. A peine si l’on peut espérer retrouver un certain ordre chronologique- qui n’est d’ailleurs pas toujours respecté- dans les extraits de journaux. Nous allons ouvrir quelques pages du cahier de lecture de Massi et voyager avec les quelques mots magiques, curieux, sensés, énigmatiques ou tout simplement poétiques qui ont marqué, ému, amusé, sidéré ou bercé notre personnage.

Les mots des uns…

D’abord, il croit fermement à la pensée de Sacha Guitry dans laquelle il affirme : “Citer les pensées des autres, c’est souvent regretter de ne pas les avoir eues soi-même et c’est en prendre un peu la responsabilité’’

“Apparaît la valeur de la lumière quand on trébuche dans les ténèbres’’. C’était dans une chanson d’Aït Menguellet datant des années 1970. N’est-ce pas une maxime qui peut être insérée dans n’importe quel ouvrage de parémiologie (dictionnaires de citations, proverbes et maximes) ?.

“J’ai été tenté par l’aventure qui constitue une exploration tous azimuts de l’homme qui ne devient homme qu’en devenant être parlant…libre de disposer de soi, de s’inventer, de s’étonner lui-même et d’étonner le monde, à chaque instant’’. Mohamed Dib, dans son “Arbre à dire’’, nous entraîne dans son monde merveilleux allant de la trilogie algérienne à la trilogie nordique. L’arbre qui parle est une belle allégorie de la sacralité de la parole et de la magie du verbe.

“Un nom ne vaut que par l’ancêtre qui l’a porté en son temps’’, c’est ce que nous apprend Pierre Jakez Hélias du fond de sa Bretagne celtique dans son ouvrage “Les Autres et les miens’’. Cela peut être pris, à première vue, comme un paradoxe pour quelqu’un qui a cherché, sa vie durant, à faire revivre sa culture ancestrale, la culture celte écrasée par le jacobinisme français. Mais, à bien y regarder, Hélias veut une culture celte moderne qui ne se fige pas dans les formalismes dépassés par l’histoire.

C’est à peu près ce que signifie cette sentence d’Emile Michel Cioran, philosophe français d’origine roumaine : “La pensée réactionnaire est marquée par l’idolâtrie des commencements’’ (in “Exercices d’admiration’’).

“Loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là, me moquant des sots, bravant les méchants, je me hâte de rire de tout…de peur d’être obligé d’en pleurer’’, disait Beaumarchais. Ce fut aussi l’ancienne devise du journal “Le Figaro’’ jusqu’à 1914 avant d’en adopter une autre, toujours du même auteur, et qui garnit à ce jour le logo du journal : “Sans liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur’’.

Lors de son procès du 13 mars 1938, Boukharine, victime des purges staliniennes, éleva la voix devant les jurés en disant : “L’aveu des accusés est un principe moyenâgeux’’. Il sera pendu deux jours après.

Ainsi, dans ses voyages avec les pensées de Mouloud Mammeri, Massi récoltera une kyrielle de bonnes paroles aussi clairvoyantes les unes que les autres ; par exemple, lorsque l’auteur dit : “C’est le privilège splendide des poètes que de savoir parer de rythmes la prose des jours et exalter l’action des prestiges de la parole’’. Ou bien encore le paragraphe dans lequel Mammeri explique avec la rigueur du sociologue les replis communautaires et identitaires qui affectent les sociétés à la manière de la société musulmane qui, dans plusieurs contrées, a cédé aux “charmes’’ de l’intégrisme : “Tout se passe comme si une société qui sent qu’elle n’a plus prise sur l’histoire interprète ses propres blocages en terme de destin. Dans une espèce de réaction masochiste, elle tourne contre elle-même la conscience irritée de son impuissance, attribue ses échecs ou ses manques à une application insuffisamment stricte des rites et, faute de pouvoir agir sur les événements, bat sa coulpe, et exige d’elle-même encore plus de tension absurde ou de crispation sclérosante.

Elle a renoncé aux affres du doutes, aux risques de la quête (et donc à ses chances), pour le monolithisme d’une foi qui confond la pureté de l’intention avec la rigidité de la pratique’’.

C’est à peu près dans le même esprit qu’il s’est beaucoup penché sur la poésie d’Aït Menguellet en essayant d’en décrypter les moindres strophes d’apparence ordinaire. Nul ne détient la vérité, et la vérité d’un jour peut bien subir une décantation qui fera d’elle une simple illusion d’optique. C’est le destin des hommes : “Dans la pratique, l’ignorance et le doute appartiennent à notre nature d’homme’’ (Mammeri). Massi inscrit sur son calepin ces sentences d’Aït Menguellet : “Si je me suis trompé de chemin/Je ne suis, après tout, q’un être humain/Sans doute ai-je mal soupesé’’.

De ses lectures des écrivains de Kabylie, il a aussi retenu les drames et les malaises de la société jetés à la face du monde dans un style direct, loin des fioritures d’usage et de la complaisance. Il en est ainsi de “L’Amant imaginaire’’ et du “Voile du silence’’. Dans le premier, Taos Amrouche fait connaître sa vie de jeune fille et de femme “dépareillée’’, étrange et étrangère : “Moi, qui, tiraillée entre deux pôles contradictoires, devais payer plus que nul autre la rançon des transplantés, des inadaptés. Et si encore il m’avait été permis de me plaindre ! (…)Par une étrange fatalité, nous sommes condamnés à ne nous atteindre que pour le mal…Je découvre pour ma part que je préférerai finir chez nous, dans nos montagnes schisteuses, ou à la rigueur, dans un petit village où il n’y a ni caveau, ni clôture, ni marbre, ni couronnes’’. “L’amour, c’est préférer toujours la joie de l’autre à la sienne : se donner et jouir du don fait de soi’’.

Le second livre est un témoignage poignant de Djura- du groupe Djurdjura-, une sorte de biographie ‘’urgente’’ rédigée suite aux péripéties qu’elle a vécues dans sa vie familiale et professionnelle : “Je me trouvais devant un choix comme si je contemplais deux plateaux d’une balance : d’un côté, un plateau lourd de haine, de jalousie, de bassesse et de luttes ancestrales ; de l’autre, un plateau de sagesse, d’ouverture sur les autres, de générosité, de paix…Je fais aussi le vœu que mon Algérie natale, après avoir lutté pour son indépendance, progresse dans la voie de la démocratie. Alors, j’aurai la joie d’y revenir chanter ma préoccupation première : Tilleli, ce mot qui résonne dans mon cœur comme un envol d’oiseau, Tilleli, la liberté !’’.

Massi savoure avec un inégal bonheur la similitude qu’il déniche entre un poème berbère marocain anonyme et une expression kabyle qui dit avec la même poésie les souffrances du cœur et les affres de l’âme angoissée :

«Quand le soleil disparaît

Dorment tous les êtres

Hormis l’eau et moi

Dont sont éternelles les errances’’

…Les mots des autres

Proclamant la volonté des peuples à vivre libres et indépendants, le poète tunisien Abu Lqacem Echabi disparu trop tôt écrit : “Si un jour le peuple veut la vie/Force est pour le destin de répondre/Pour la nuit de s’évanouir/Et pour les chaînes de se rompre’’.

Ayant pendant longtemps essayé de comprendre les pensées profondes des grands intellectuels de gauche, Massi a consigné dans son carnet ce passage de l’Italien Gramsci, champion du concept de “Bloc Historique’’ : «Le pessimisme de l’intelligence ne doit jamais désarmer l’optimisme du cœur et de la volonté».

Un jugement sévère du général de Gaulle à propos du président français Albert Lebrun (1871-1950) qui se lamentait de n’avoir rien compris aux malheurs de la France surprit quelque peu Massi en découvrant chez le général tant d’ironie méchante. «Comme chef de l’Etat, deux choses lui manquaient : qu’il fût un chef et qu’il y eût un Etat», disait-il. Notre amoureux des belles envolées a tenu sa tête entre les mains en relisant à trois reprises cette phrase quelque peu mystique, suggérant l’idée d’absurdité de la vie, phrase qu’il a prise de “Un été africain’’ de Mohamed Dib : «Plus on examine les raisons qui font agir les gens, plus on étudie leur comportement, et plus on a l’impression qu’un brocanteur de destins s’est mis en tête de solder toutes ces existences». C’est tout à fait vrai, puisque d’après Freud “Il n’est pas entré dans le plan de la création que l’homme soit heureux’’. Le bonheur est un mot ou un concept qui a bien taraudé la tête de Massi. Les différentes explications des philosophes ne le satisfont pas ; seule Thekov semble s’approcher quelque peu de la vérité en disant que “Le bonheur n’existe pas, seul existe le désir d’y parvenir». L’ouvrage du Polonais Stanislas Jerzy (mort en 1966) intitulé “Les Pensées échevelées’’ a longtemps accompagné Massi dans ses pérégrinations à l’Est et à l’Ouest de l’Algérie, et même à Illizi. Les quelques aphorismes- pleins d’ironie et de figures de style du genre oxymores ou paraboles- qui y sont contenus vous remplissent de joie d’avoir appris des évidences par des moyens langagiers les plus croustillants :

– “Soyez réalistes, ne parlez pas de la vérité

– Qu’est-ce qui nous retient au globe en dehors de la pesanteur ?

– Dans certains pays, l’exil est la peine la plus douloureuse ; dans d’autres, il est des citoyens qui doivent lutter pour l’obtenir.

– O, solitude, combien tu es surpeuplée !

– Un moineau dans une cage pour aigle, est libre.

– Dans la lutte des idées, ce sont toujours les hommes qui périssent.

– Il faut multiplier la quantité de pensées de façon qu’il n’y ait pas assez de gardiens pour les surveiller.’’

C’est à peu près dans le même esprit que l’écrivain russe Youri Voïtélev a rédigé ses pensées sous forme d’aphorismes :

– “Commettre une infraction de fonction : occuper une fonction supérieure à ses capacités.

– Outre ses principes, chacun a encore une famille et des enfants.

– Lorsque tous sont “pour’’, comment faire la différence entre l’unanimité et l’indifférence ?

Au cours de ses investigations, Massi a pu apprécier les positions du savant Théodore Monod, le pérégrin du Sahara mort il y a quelques années, au sujet de la liberté : “Quand tous les périls seraient dans la liberté, toute la quiétude dans la servitude, je préférerai encore la liberté ; car la liberté, c’est la vie et la servitude la mort’’. Un extrait qu’il répétait souvent

Amar Naït Messaoud

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