Certains harcèlent les passants en demandant l’aumône, en les suivant même dans des cafés, d’autres par contre s’isolent honteusement dans un coin en espérant l’aide d’une âme charitable. Cette frange marginalisée est parfois accompagnée de sa progéniture. La plupart d’entre eux viennent même des autres wilayas du pays. Les quartiers huppés tout comme les quartiers populaires n’en finissent pas de renvoyer cette image clochardisée et non moins hideuse de la capitale.Une virée dans les rues d’El Bahdja relève de la randonnée d’où l’on revient blessé avec un pincement au cœur, et ce sentiment d’impuissance devant autant de drame. De la tragédie au quotidien. A la nuit tombée, la plupart de ces “errants” élisent domicile au boulevard Amirouche profitant des arcades et de la sécurité du commissariat central qui se trouve juste en face. Cette situation désolante reflète un laisser-aller et un mal de vivre évidents, mais surtout l’état cruel de certains ménages. Ces misérables, du troisième millénaire se contentent de survivre des restes des poubelles d’une Algérie libre et riche. Ils se reposent sur des cartons et passent leurs nuits incertaines dans des hôtels à ciel ouvert. Ils sont aujourd’hui le principal décor, la vitrine de la capitale Alger la blanche.Notre capitale offre à ses “visiteurs” une laideur inhumaine, en plus du mépris affiché par les autorités concernées. Les familles qui, de par le passé, se rendaient aux plages et aux jardins publics pour respirer un air frais et voir leurs potaches s’amuser sans danger hésitent aujourd’hui à y aller, car les clochards, les délinquants et les prostituées ont colonisé les lieux. Ces derniers, familiers de ces endroits, indisposent outragement des familles avec leur forte odeur qui repousse à distance. Allongé, complètement éméché, une bouteille d’un contenu douteux, et à demi-dissimulée sous le banc, lui tient compagnie. La langue pâteuse, nous aurons en guise de réponse à la question “d’où venez-vous ?” Avant d’ajouter “Chkun anta kho ?” Une vague de paroles piètrement articulées. L’un des gardiens du jardin Sofia (ex-Maringo) relève à leur sujet.“On a beau les chasser par la porte, ils reviennent par la fenêtre”. Après avoir décliné notre identité et notre mission”, il ajoute “ils ont apprivoisé leurs petits coins, c’est à peu près leur territoire. En tout cas, s’ils reviennent à chaque fois, c’est qu’ils n’ont pas trouvé un meilleur refuge. L’essentiel est qu’ils restent tranquilles, le reste…”“Les actions de réinsertion sociale se font rares pour ces êtres humains tous paliers confondus”, nous dira un jeune homme d’une trentaine d’années, avant d’ajouter : “La misère mène toujours et inévitablement à la prostitution”. Un peu plus loin, du côté ouest d’Alger précisément au square port Saïd (Djenina) on y rencontre aussi des vagabonds, des jeunes désœuvrés et même des prostituées. L’une parmi la dizaine assise à même le sol derrière un banc, répond à notre interrogation concernant les raisons de sa présence dans un endroit pareil. “Je suis de Aïn Boucif (wilaya de Médéa), j’ai fui le domicile parental il y a un mois. Mon père me battait comme on bat une mule. J’ai erré longtemps avant d’atterrir à Alger. Dans la capitale on se fond plus facilement dans la foule et personne ne peut me reconnaître”. Et de poursuivre “de temps en temps, je dors sur des cartons avec mon copain. Il m’envoie faire des passes, souvent c’est lui qui négocie le prix et il encaisse la moitié. Avec le peu d’argent que je reçois, je loue parfois une chambre d’hôtel. Cette chambre me permet de me laver et de dormir en paix sur un vrai lit”.A quelques mètres plus loin, sur un banc, une femme visiblement terrassée par la canicule et la faim, porte un bébé dans ses bras. Cette dernière plutôt timorée refuse de souffler mot. Elle nous dira seulement qu’elle a eu son enfant après avoir subi un viol.Poursuivant notre randonnée au niveau de la rue Bab Azoun, située en contre-bas de La Casbah, un vieil homme parmi tant d’autres avoue s’appeler Ahmed, originaire de Chlef. Il a pris place à côté d’une agence immobilière, comble de l’ironie. Il dit être dans une situation de détresse, sans aucune ressource, père d’une fille qui “galère” et qui se fait quotidiennement violer. “Je suis inapte à la protéger”, avoue-t-il, la mort dans l’âme. “Je suis trop vieux”. Alger pullule de cas similaires. Beaucoup de sans-abris constituent la fausse note qui dérange le concert pourtant monotone d’une société qui se complait dans ses tabous, préférant les ignorer que de les prendre en charge. La solidarité des Algériens est devenue un socle détruit, et n’est plus qu’un écho qui s’éloigne furtivement avec d’autres traditions ancestrales. La clochardisation, qui reste dans l’indifférence totale des pouvoirs publics, est un phénomène qui va crescendo et prête à réflexion.
Les plages, cibles préférées des prostituées Même si la plupart d’entre-elles préférent rester à Alger-ville, les villes côtières semblent devenir l’endroit de prédilection pour cette activité. Ainsi, Douaouda, Staouéli, Zéralda, Azur Plage et leurs environs sont touchés par ce fléau. Elles sont des centaines, — période estivale aidant — de jeunes et frêles adolescentes à arpenter les routes menant aux plages.Constituées en groupes de quatre ou cinq, elles racolent au vu et au su de tout le monde. Même les barrages des forces de sécurité, installés en certains endroits, ne les inquiétent pas. Un des agents que nous avons approché lâchera avec un arrière-goût de déception perceptible dans sa voix : “Ce sont le chômage et la misère qui les ont contraint à s’offrir aux automobilistes pour une bouchée de pain”. Selon quelques-unes de ces prostituées avec qui nous avons tenté d’établir un contact, “l’oisiveté et le chômage en sont les principales causes”. D’autres se disent être “doublement victimes du terrorisme et du système qui les a exclues”.Elles sont plusieurs malheureusement à avoir vécu des conditions similaires qui les ont conduites à se prostituer. Elles ont choisi les routes menant aux plages en raison de l’assurance d’amasser un peu d’argent de la part de nombreux jeunes estivants. Le plus grave dans l’affligeant spectacle qui s’offre aux passants est certainement l’âge de ces filles venues des quatre coins du pays en quête de quelques pièces de monnaie. Il est révoltant en effet de constater que la majorité d’entre-elles n’excèdent pas les 16 ou 17 ans et parfois moins. A Staouéli, sur une route menant à une des plages, les jeunes prostituées ont adopté une stratégie. Si quelques-unes s’obstinent à guetter quelques automobilistes, d’autres ont érigé “des maisons de passage au milieu des roseaux qui bordent la route” et interpellent les passants pour “offrir du plaisir moyennant la modique somme de 100 DA”. Leurs maquereaux et maquerelles se font très discrets, n’interviennent qu’en cas d’ennuis. Le fléau gagne de plus en plus les plages de la côte ouest, où les citoyens de ces communes en sont outrés. Selon un habitant d’un hameau situé dans la municipalité de Zéralda, “de violentes altercations se sont souvent produites après avoir décidé de les chasser”. Et de poursuivre : “Il y a une semaine de cela, la situation a failli dégénérer, n’était l’intervention des policiers”. Selon d’autres témoins, “les prostituées, dans un premier temps, ne voulaient pas quitter les lieux et ont opposé une farouche résistance, en faisant intervenir leurs macreaux”. La prise de bec qui s’en est suivie à très vite tourné en une bagarre très violente entre les habitants et les prostituées. La bataille s’est soldée par des blessés de part et d’autre. Cet incident qui fort heureusement n’a pas eu de conséquences très graves, renseigne sur les risques de voir d’autres accrochages entre citoyens et prostituées en différents endroits. Ceci renseigne également sur la misère sociale et l’exclusion qui ont conduit les jeunes adolescentes à s’adonner plus vieux au métier du monde, autrefois banni par notre société. Cette situation a suscité la colère des familles qui se demandent “pourquoi les autorités ne font rien pour endiguer ce fléau vecteur de maladies”, telles que le sida.Du côté des autorités, on évoque le vide juridique. “Même si la prostitution est un délit reconnu par la loi, il demeure que cette loi ne permet pas d’appréhender ces filles pour la simple raison qu’il est quasiment impossible de prouver le délit”. En d’autres termes, force est de croire que plusieurs descentes opérées par les forces de sécurité se sont soldées par l’arrestation de certaines qui, après audition, sont relâchées dans la nature. Alors, on se demande pourquoi à une époque très récente, les autorités avaient fait la chasse aux couples et maintenant elles ferment les yeux devant ce phénomène qui bat son plein dans les villes et les zones rurales à travers tout le pays. En tout état de cause et quelles que soient les circonstances, ces Algériens et Algériennes déshumanisés qui vivent dans la rue, ces personnes ont droit à plus de considération de la part des responsables et de la société. Est-ce seulement l’individualisme et le dédain qui ont pris le dessus sur la solidarité et le droit légitime de la citoyenneté ?
S. K. S.