L’univers étroit de la lecture

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Même si l’auteur a passé des nuits blanches pour aligner ses phrases, rechercher ses mots, agencer ses paragraphes et mettre en situation ses personnages, ce n’est qu’une fois qu’il sera ‘’défloré’’ par le lecteur qu’un livre acquiert son statut, fait son effet, jette mélancolie ou joie dans le cœur, marque de son empreinte et appelle éventuellement à la relecture.

Cependant, l’univers du livre ne se limite pas à la seule complicité auteur-lecteur, même si, en définitive, ces deux agents constituent les vrais tenants et aboutissants d’un processus magique qui n’a cours ni dans le domaine de l’industrie, ni dans les autres secteurs ou catégories de l’activité humaine. La lecture est définie par Valéry Larbaud comme un ‘’vice impuni’’ ; l’écriture, non plus, n’est pas loin de cette définition. Mais que représentent ces deux segments de la vie culturelle dans notre pays ?

Rares sont les occasions qui s’offrent à nos journaux d’ouvrir sur un événement culturel lié à la production littéraire. Cette dernière étant entendue dans son acception la plus large : littérature de fiction, poésie, théâtre, essais, études sociologiques ou politiques,…etc. La réponse, pour ceux qui sont tentés par la superficialité de l’analyse, est toute trouvée : la production d’un livre qui mérite l’attention des médias et du lecteur serait plutôt une exception qu’une règle. On justifie également le manque d’intérêt accordé à l’actualité du livre par l’absence d’un lectorat potentiel. La génération qui a hérité du réflexe de la lecture à partir des obligations de l’école coloniale tendant de plus en plus à disparaître, il ne reste que les jeunes arabisants qui baragouinent l’arabe et se sentent étrangers au français. Quant à pénétrer les écrits en berbère, cela relève d’une corvée à laquelle ils répugnent de s’astreindre sous prétexte que ses horizons ne dessinent encore aucune espèce d’ ‘’utilité’’ économique ou sociale.

Pourtant, sur le plan de la quantité, la scène éditoriale commence à s’encombrer pour un pays qui, il y a vingt ans, vivait sous le monopole de l’ex-SNED. Les maisons d’édition privées sont déjà bien établies depuis que, timidement, Bouchène et Laphomic ont ouvert la brèche à la fin des années 80. Kasbah-Editions, Barzakh, Dar El Gharb, El Amal, Talantikit,…les noms des boites privées fleurissent avec, certes, un inégal bonheur.

L’ancien slogan démagogique qui disait que le peuple avait besoin de livres de la même façon qu’il avait besoin de pain n’a jamais été suivi d’effet. On poussa le zèle de l’hypocrisie et du paternalisme jusqu’à vouloir ‘’enlever au peuple le droit d’être un âne’’, formule empruntée à Fidel Castro.

Aujourd’hui, et devant l’absence d’instances académiques idoines et de revues spécialisées en critique littéraire, le flux des productions livresques ne rencontre pas un filtre qui puisse conduire à une décantation basée uniquement sur la valeur intrinsèque de l’ouvrage selon des canons esthétiques et qualitatifs établis d’après les spécificités culturelles du pays et les valeurs de la culture universelle.

La presse pour promouvoir le livre

La presse écrite, sans prétendre remplacer les structures et les outils inhérents à ce genre d’activité, peut aider à une meilleure lisibilité de la production littéraire, à une didactique de la lecture. Dans la chaîne de la production et de l’industrie du livre, la presse écrite constitue un maillon essentiel, indépendamment des bons de commandes publicitaires que pourraient y introduire les éditeurs. Et puis, il ne faut pas non plus oublier que le champ littéraire algérien a poussé ses ailes vers tous les cieux où se retrouve notre communauté. Des livres d’auteurs algériens sont publiés à Beyrouth, au Caire, à Berlin, à Ottawa et à Paris. Les contingences commerciales et le déficit d’information (à l’heure des technologies de pointe) font que ce cosmopolitisme est mal rendu dans notre presse. Nul besoin de pousser jusqu’à cette extrémité nos appétits de lecture et d’information sur le monde des livres. Des productions précieuses réalisées par des maisons d’éditions établies en Algérie n’ont pas connu l’heur d’être présentées dans la presse.

Il est vrai aussi que l’effort de nos journaux reste limité par l’absence d’une stratégie professionnelle qui ferait de l’activité culturelle leur ‘’chose’’. Un événement politique, économique, social ou scientifique serait mieux vulgarisé et explicité s’il était encadré par une bibliographie, une cartographie et une iconographie appropriées. Dans un pays comme la France, pourtant assez cultivé pour éviter certains détails qui peuvent paraître superfétatoires, le journal télévisé ne présente une information de proximité que précédée d’un médaillon cartographique qui en situe la commune ou la bourgade. C’est une affaire de culture et de tradition pédagogique qu’il importe de méditer de ce côté-ci de la Méditerranée au lieu de s’employer à singer des émissions de divertissement ou des sitcoms marqués d’une certaine spécificité culturelle souvent “intraduisible”. L’auteur du “Dictionnaire des curiosités linguistiques” (édité en 2005) affirme que “c’est par les mots intraduisibles que l’on peut le mieux résumer la culture d’un pays”.

Dans l’état actuel du paysage éditorial algérien, la presse semble quelque peu en décalage par rapport à la masse de production de livres. Des journaux ont lancé des pages littéraires au cours de ces deux dernières années, mais l’effort à accomplir dans ce sens reste encore important pour pouvoir faire convoler le livre et la presse en justes noces.

Avatars de l’enseignement des sciences humaines

Le cas des sciences humaines et sociales dans notre pays illustre on ne peut mieux la faillite du système éducatif dans sa plus large signification (scolaire et universitaire). Le rabaissement dont elles ont fait l’objet dans tous les paliers de l’enseignement les confine presque dans un charlatanisme qui ne dit pas son nom. Les aléas inhérents à la politisation hypertrophiée de ces disciplines d’enseignement se trouvent aggravés par la situation du champ économique du pays qui ne leur réservent que de rares débouchés dans la vie pratique. Le désarroi de ceux qui se sont retrouvés, malgré eux, dans ce genre de filière est d’autant plus préoccupant que les concernés disposent rarement d’un background qui leur permettrait de dépasser leur condition d’ ‘’infra-diplômés’’. Le support pédagogique, lui non plus, ne déroge pas à la règle d’une disette d’autant plus incompréhensible qu’elle a lieu en pleine libéralisation du commerce et de l’économie. Mais, en fait, de quoi s’agit-il ? Étudiants et enseignants se plaignent de la pauvreté d’ouvrages didactiques ou de fonds relatifs au domaine vaste et diversifié des sciences humaines et sociales. Le phénomène n’est pas nouveau ; il remonte à la période où les matières inhérentes à ces disciplines étaient emseignées en langue française, aussi bien pour la philosophie au lycée que pour la sociologie, le droit, l’histoire, l’anthropologie culturelle, l’ethnologie ou l’économie dans les universités. Le problème a pris une ampleur considérable depuis que la plupart de ces matières ont été “officiellement’’ arabisées à partir du milieu des années 1980 ; officiellement, car, dans la réalité des choses, dans les amphithéâtres de nos universités, le français se trouve mêlé à l’arabe, une cohabitation qui n’est pas toujours issue d’une ambition d’élever le niveau, de donner des horizons nouveaux aux étudiants et d’embrasser les différente facettes d’un panel de disciplines qui n’ont pas toujours l’avantage de la “lisibilit” immédiate. Le “sabir’’ en vigueur dans nos salles de classe pour expliquer la phénoménologie de Husserl, les concepts d’“inconscient collectif’’, de “classe sociale’’ ou de “sublimation’’, est plutôt dicté par la nécessité impérieuse de faire passer le message aux étudiants, par quelque moyen que ce soit, vu l’état de faux bilinguisme dans lequel ils se trouvent, situation s’apparentant souvent à une nullité avérée dans les deux langues. Ayant fait leurs études primaires et secondaires en arabe, les étudiants se trouvent confrontés à un problème de taille : les références bibliographiques, soit à caractère didactique soit des ouvrages de fond, sont dans la majorité des cas écrites dans les langues occidentales et, pour le cas qui nous concerne, en langue française. Les quelques cas d’ouvrages traduits, non seulement ils représentent une infime partie de la production mondiale en la matière, mais aussi présentent fréquemment l’inconvénient d’une traduction approximative, parfois littérale, qui laisse de côté les idées essentielles véhiculées par les ouvrages-sources. En tant qu’ensemble de disciplines participant à la préparation des cadres de la nation pour prendre en charge, demain, les questions économiques et sociales du pays, et en tant que domaine faisant partie de la culture de la citoyenneté et de la formation des élites, ces matières sont, à dessein, dévalorisées par les décideurs des pays arabes. C’est, en quelque sorte une conséquence logique- voire même un axe fondamental- du travail de soumission des peuples à la volonté des princes, travail qui exige l’anéantissement de toute pensée critique et de réflexion citoyenne.

Lecteur d’aujourd’hui, citoyen de demain

De même, les autres matières enseignées au collège et au lycée n’ont jamais permis l’accumulation d’un background culturel qui aurait permis à l’étudiant à l’université d’aborder avec assurance les modules plus élaborés qu’on lui présente. Sur ce plan, le seul regard jeté sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie nous renseigne amplement sur le désastre pédagogique provoqué dans les sciences humaines. En effet, comment pourra-t-on aborder les thèmes de la division internationale du travail, la genèse et l’évolution des conflits sociaux, les rapports entre la croissance et le développement, la mobilité sociale, le chômage, le produit intérieur brut,…lorsque, pendant toute sa scolarité, l’élève n’a eu droit qu’à la mythique nation arabe ou à la chimérique Oumma islamia ? Dans le contexte même de cette aire civilisationnelle, on ne donne que rarement sa place à un esprit lumineux comme Ibn Khaldoun, on n’aborde souvent pas le mode de vie des populations sahariennes, le génie des peuples qui ont construit les foggaras et les canalisations du Nil. Les flux commerciaux par l’intermédiaire desquels certains pays asiatiques (Indonésie, Pakistan, îles Comores, Sénégal,…) ont été islamisés sans conquête armée n’ont pas encore reçu leur part d’explication historique dans notre enseignement universitaire. Le système éducatif et les instances culturelles de notre pays ne sont visiblement pas encore arrivés à concevoir le rôle de la culture générale et de son moyen d’acquisition le plus sûr, à savoir, la lecture. En amputant l’Algérien d’aujourd’hui de l’élan vers la lecture et de la capacité d’en faire un moyen d’ouverture sur l’autre et sur le monde, c’est le citoyen de demain- censé avoir pleine conscience de ses droits et devoirs dans la société- que l’on ampute quelque part.

Amar Naït Messaoud

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