Nostalgies et nouveaux regards sur une autre Algérie

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Aussi bien sur le plan littéraire que sur le plan des relations humaines et politiques entre les deux pays, l’entreprise tendant à dépassionner les débats et à “pacifier’’ les cœurs rencontre encore sur son chemin moult embûches et une kyrielle d’incompréhensions.

Notre pays ne fut pas seulement une terre de conquêtes et de convoitises cupides liées au système ‘’impérialiste’’ mondial qui, selon Lénine, est le stade suprême du capitalisme. Il était aussi, et simultanément, la terre d’accueil de populations et de cultures diverses. A l’occasion même de ces conquêtes, des familles s’étaient établies en Algérie. La coexistence des communautés – malgré les heurts et les distorsions qui l’ont caractérisée-, a donné lieu à des amitiés, des familiarités et des connivences indéniablement fécondes. Si les premiers écrits littéraires, à l’exemple des ouvrages de Louis Bertrand, ont versé dans l’arrogance de l’Européen face à ‘’l’indigène’’ -dépassant en cela l’exotisme de pacotille colporté par certains auteurs orientalistes-, la classe d’Albert Camus a pu prendre un peu plus de hauteur malgré certaines pesanteurs qui ont pu subsister dans les esprits.

Cinquante ans après la disparition de l’auteur de “La Peste, une nouvelle vision de l’Algérie commence à poindre chez les auteurs Français et chez tous les auteurs qui ont une relation avec ce pays qui, décidément, ne laisse personne indifférent. Nostalgie des senteurs des épices du pays, romantisme d’une jeunesse ayant évolué sur l’une des baies les plus belles et les plus ensoleillées du monde, souvenirs de solidarités et de convivialité dans un univers de plus en plus déchiré par les intérêts personnels et les injustices criardes,…Tout ce qui fait la vie et son envers, toutes les palpitations et les délires entraînés par le jeu implacable des hommes ont fait l’objet de regards, d’études, de réflexions et de fictions des deux côtés de la Méditerranée.

“Sur notre gauche, la ville d’Alger, parée des rubis et des perles de son électricité, dressait l’amphithéâtre de ses architectures blanches. Je connaissais ce décor dans ses moindres détails et je l’aimais. Il avait toujours été le terme magnifique de mes journées de vacances, de mes jeux, de mes nages, de mes dimanches et de mes jeudis, de mes plongeons. Je savais que, dans la voie lactée de ses lumières, scintillait celle de ma maison, là, par là…Alger est une ville verticale, elle surplombe ceux qui y ont vécu, comme un tribunal « , écrivait Marie Cardinal, romancière et essayiste née à Alger en 1929, dans Une vie pour deux (Grasset-1978).

L’histoire de la colonisation n’était pas une simple histoire de villégiature, de vacances et de beaux gazouillis. C’était aussi le lieu et le moment de l’opposition des intérêts des différents groupes sociaux et ethniques, du heurt des positions respectives des acteurs issus de différents horizons et de moult malentendus historiques qui-la suite des événements nous l’apprendra- seront tranchés dans le vif au cours de l’ultime affrontement de la guerre de Libération.

C’est toujours Marie Cardinal qui écrit : “L’Histoire de la France, l’Histoire de l’Algérie et l’Histoire de ma famille, cela ne faisait qu’un, pour moi, c’était l’Histoire du monde. Elle commençait en 1837 par l’arrivée sur le sol oranais du premier ancêtre : un jeune aristocrate bordelais, un marquis qui possédait terres et châteaux. A son bras, une jeune femme dont il semblait éperdument amoureux (…) Sitôt arrivé (en Algérie), on lui avait octroyé une concession de quelques milliers d’hectares à défricher. S’il en tirait quelque chose ils lui appartiendraient, dans vingt ans.

Le grand-père amoureux a commencé par recruter de la main-d’œuvre : Espagnols, Français, Italiens, aventuriers des ports méditerranéens ; puis il a fait construire une grosse ferme toute pareille à celle de son pays (…) Quand il est mort, il y avait autour de ‘’la’’ maison des vignobles et des oliviers partout, à perte de vue, de quelque côté qu’on se tourne. Cette terre qui a nourri ma famille jusqu’en 1962.

Cette terre, je la connais par cœur. Je sais tout d’elle. Je sais où son raisin est le meilleur, le plus sucré, je sais où ses olives sont les plus grosses. Je sais le moindre de ses vallonnements, je sais où l’érosion met ses cailloux à nu comme des os, je sais comment la pluie la fait rougir. Je sais où elle donne des tulipes sauvages, du genêt et des pâquerettes. Je sais où sont les abris de ses hérissons, de ses caméléons et de ses tortues, les tanières de ses chacals. Je sais chacun de ses gourbis, de ses khaïmas et de ses douars, je sais les chemins et même les raccourcis, pour y aller, l’odeur de sarments brûlés qui les annonce. Je sais la mélodie de la flûte, au crépuscule, qui prélude à la douceur de ses nuits.’’ (in Autrement dit- Grasset et Fasquelle-1977).

Michel Reynaud et les autres

L’on ne peut pas juger- en a-t-on seulement le droit ?- ni récuser les façons de voir des uns et des autres. “Toute expérience est vraie qui est vécue par des hommes’’, disait Mouloud Mammeri. Elle doit être reçue comme telle, perçue comme un cas, pas unique, mais unissant des hommes, des groupes, des voix et certainement des voies.

Michel Reynaud, jeune Montpelliérain sage et quiet et qui découvrit l’Algérie par le hasard d’une histoire qui est loin d’être anecdotique, fait le ‘’bilan’’ de la guerre d’Algérie au niveau de son microcosme de Montpellier où, au lendemain de l’indépendance de Algérie, une multitude de groupes humains atterrit dans cette ville bourgeoise et vinicole, groupes- mêmes s’ils sont contrastés, voire aux parcours opposés- sont maintenant réunis par le destin de l’étrangeté et de l’exil : Pieds-noirs, Harkis, nouveaux émigrés algériens. Il l’a fait dans un ouvrage collectif qu’il a coordonné lui-même sous le titre “Elles et Eux et l’Algérie’’, Éditions Tirésias- Paris 2004.

“J’étais partiellement informé de l’histoire des rapatriés et sur la fin tragique des Algériens que nous avions abandonnés, mais rien sur la population d’immigrés que le patronat exploitait, encore moins sur ces harkis que nous maltraitions et définissions par des mots imprononçables. Sans oublier que nous fermions les yeux sur le racisme, la xénophobie, et la montée des haines…la suite nous le fera payer douloureusement et fort cher. Dans ces années 80-90, on se taisait, nul ne nous informait, et encore moins, nul ne dénonçait à haute voix la torture (on était loin du débat américain sur le Vietnam), tout comme officiellement le terme de guerre n’était pas accepté pour ce que l’on appelait toujours les ‘’événements d’Algérie. Ce qui fut silence pour l’Algérie, l’indifférence ou l’incompréhension le fut pour les Pieds-noirs et nous étions encore loin de savoir qu’il y avait une population de juifs d’Algérie, de harkis, un prolétariat européen, des instituteurs zélés et tant d’autres choses muettes et assassines. Pourtant, la mémoire vive et blessée des appelés attendait un déclic pour se libérer, se décharger d’un fardeau humiliant qui bafouait notre bonne conscience.’’

Le coordonnateur de cet ouvrage met en place ici le fil conducteur des contributions qui suivront en plaçant la presque totalité des personnages, des acteurs- on doit sans doute dire de destins- dont les itinéraires, les desseins et les ambitions se sont croisés, opposés, ou tout simplement se sont frôlés et salués.

Il s’agit souvent de communautés- arabes, kabyles, juives, musulmanes, chrétiennes, aux lignes de partage pas toujours nettes- ; comme il est questions de groupes se sentant en ‘’mission commandée’’ : combattants de l’ALN, sympathisants ou combattants français de la cause algérienne, soldats français de l’armée active, appelés du contingent, objecteurs de conscience, et enfin, sur le territoire du ‘’no man’s land’’, de l’entre-deux, ceux qui portent la lourde et éreintante tâche de vouloir être des ponts de la civilisation par lesquels passerait un chimérique dialogue ou une inaccessible entente.

Ce dernier cas est illustré par les hommes des Centres sociaux assassinés à El Biar par l’OAS le 15 mars 1962 parmi lesquels figurait Mouloud Feraoun (contribution de Jean-Philippe Ould Aoudia) et des passages fort émouvants de Jean Amrouche signalés par Michel Reynaud :  » Je suis le pont, l’arche qui fait communiquer deux mondes mais sur lequel on marche et que l’on piétine, que l’on foule. Je le resterai jusqu’à la fin des fins. C’est mon destin.  »

Ce sont tous ces personnages, acteurs volontaires ou forcés, ayant rencontré un jour l’Algérie sous le signe de ses charmes réels ou de sa beauté factice, s’étant heurtés à ses enfants qui pensent autrement ou ont intégré l’esprit et les valeurs du pays, qui se donnent à voir dans une perspective spéculaire pour témoigner, dénoncer, corriger une vision, se confesser, s’exercer à une catharsis peut-être nécessaire et rédemptrice.

Les acteurs les plus ‘’dépareillés’’ (terme de Taous Amrouche) et les plus iconoclastes ne sont pas nécessairement ceux qui viennent des horizons éloignés. Le poids de l’histoire, l’histoire des brassages des mythes et des cultures ainsi que les destins individuels ont produit des spécificités culturelles et comportementales qui, en d’autres temps, empreints de sérénité et de raison, auraient constitué de véritables apports enrichissants pour le reste des communautés et des hommes.

Il en est ainsi de Algériens chrétiens comme Fadhma Ath Mansour et ses deux enfants Taous et Jean El Mouhoub, Malek Ouary, qui ont porté dans leur cœur et leurs œuvres la substantifique moelle de la culture berbère dans sa variante kabyle.

Sans se réclamer d’une chapelle particulière, d’autres femmes et hommes de culture ont marqué leur appartenance et leur relation avec l’Algérie par une présence et un travail exceptionnels. Dans ce sens, la famille oranaise des Belhalfaoui a tracé un sillon, sans doute pas toujours visible pour la jeunesse algérienne d’aujourd’hui, mais d’une densité d’un itinéraire fort remarquable.

La saga des Belhalfaoui est représentée dans ce recueil de textes par Nina Hayat, de son vrai nom Aïcha Belhalfaoui morte à Paris en 2004, fille de l’homme de lettres Mohamed Belhalfaoui et sœur du poète et conteur Hamou Belhalfaoui.

Auteurs et acteurs “dépareillés’’

L’Algérien qu’était Mohamed Belhalfaoui avait une culture et une personnalité qui le distinguaient à la fois des Européens d’Oran et des ‘’Indigènes’’ d’El Bahia. C’est un peu comme le pont dont parlait Jean Amrouche. Parfaitement bilingue, il publia chez Maspéro, en 1972, un recueil des poésies populaires arabes (en dialectal) avec la traduction française, un travail d’anthropologie culturelle qui est le pendant oranais des investigations de Mouloud Mammeri en matière de patrimoine berbère. Le livre résulte d’une thèse de 3e cycle soutenue à la Sorbonne en 1969 sous le patronage du professeur Charles Pellat.

Comme feu Mohia, Belhalfaoui se mit aussi à traduire en dialectal les grandes œuvres théâtrales de l’Occident à l’exemple de Don Juan et L’Ecole des femmes de Molière, L’Exception et la règle de Bertolt Brechtet Les Tisserands de Gerhart Hauptmann.

Dans son intervention réservée à Elles et Eux et l’Algérie, Nina Hayat, ne mâche pas ses mots, elle dit ce qu’elle a sur le cœur, ce qui soulève sa révolte dans l’Algérie actuelle :  » Je voudrais pousser un grand coup de gueule contre les machos d’un autre âge qui se sont acharnés à limiter la population algérienne à un peuple de mecs en ignorant, en méprisant, pire, en soumettant, plus de la moitié de la population : les fillettes, les jeunes filles et les femmes d’Algérie. Rien, je le dirai, rien ne fera pour l’Algérie aussi longtemps que ses dirigeants ne prendront pas la seule décision envisageable, celle de jeter le ‘’code de la famille’’ aux oubliettes. Honte, honte aux successeurs de H. Boumediene qui ont permis son adoption ! Je voudrais dire qu’elle n’appartient pas plus, l’Algérie, aux islamistes qu’aux pseudo-militants du FLN qui ont voulu résumer le peuple algérien, depuis l’Indépendance, à un peuple arabo-musulman en faisant fi de près de la moitié de la population berbérophone. Et je ne parle même pas de la population francophone qui existe pourtant-j’en suis- et que l’on n’a eu de cesse de nier. La population algérienne aurait voulu faire la nique aux dirigeants de l’arabisation forcée à la sauce islamique qu’elle ne s’y serait pas prise autrement : quarante ans après le départ des colons, elle s’obstine à parler le français et l’Algérie demeure le deuxième pays francophone du monde…après la France !’’.

Amar Naït Messaoud

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