Durant toutes ces journées, les familles se retrouvent partagées entre la fête, le pèlerinage et les prières. Ainsi, au village Aït Adellah d’Illilten, les heureux parents de nouveau-nés garçons préparent la fête plusieurs journées à l’avance. Toute la grande famille réunie autour du plat traditionnel, que l’on appelle » Tawzitt « , un plat à base de semoule épicée, et d’œufs durs, sera préparés pour l’occasion. Les moments de préparation sont un pur instant de joie et de fête. Les préparatifs commencent généralement la nuit. A l’aube, toutes les familles se retrouvent réunies sur la place du village, afin, disent-ils » partager les moments de bonheur avec les familles de nouveau-nés et lui souhaiter une longue vie, avec la bénédiction des saints protecteurs. » Les femmes vêtues de leurs robes kabyles de couleurs vives, les enfants se régalent, les hommes s’affairent à régler les derniers détails. Pour la circonstance, les plats préparés seront dégustés par les dizaines d’enfants, femmes, vieillards …qui viennent animer la fête. Juste après, les femmes de leur côté, s’adonnent à l’Urar, sous les regards des présents, avant que les œufs » des nouveau-nés » ne soient distribués aux villageois. Toujours dans un esprit de convivialité partagée, Ta3acurt est un autre moment de retrouvailles et de plaisir. Bravant le froid glacial des matinées d’hiver, ces familles se donnent rendez-vous chez le saint du village à Sidi Lvachir. « Nous venons faire la fête dans ces lieux qui représentent notre aïeul », nous dit une vieille, avant qu’une autre ne souligne que « faire la fête dans ces lieux apporte sécurité et bénédiction à tout le village ».
Sur les pas des aïeux …
Loin des “coloriages” idéologiques que l’on imprime à nos us et traditions, la célébration de l’Achoura en Kabylie garde intact son caractère spirituel et surtout spontané. Ainsi, certaines familles du village Ait Adellah se rendent, à chaque naissance d’un garçon dans la famille, chez les saints d’Imesouhal. A Ahfir, plus exactement chez Sidi Yahia Ouamer, ensuite chez le saint du village de Askeur, un peu plus bas et cela malgré les routes étroites et délabrées de la région. Selon Dda Ferhat, cette tradition a été léguée par leurs aïeux. « Je me souviens que lorsque j’étais enfant, mes parents venaient ici à chaque naissance d’un garçon dans la famille. » Et d’ajouter que « durant la guerre de Libération, la célébration est restée en veilleuse mais nous avons repris juste après l’Indépendance. »
Ces familles ne viennent jamais les mains vides. Ainsi, pour marquer cette » randonnée “sur les lieux saints de la région d’At Yetturagh, les familles offrent un mouton, que l’on égorge en guise d’offrande. Une moitié de la bête sacrifiée sera, à son tour, offerte aux villageois, l’autre moitié sera offerte au déjeuner pour les visiteurs.” Après la cérémonie de recueil sur le tombeau du saint et le déjeuner, la famille se dirigera vers un autre mausolée au village de Askeur. Toujours selon Dda Ferhat, les deux saints étaient des frères, alors rendre visite au deux lieux est nécessaire. « Nous sommes tenus de rendre visite au deux saints, nos parents nous disaient qu’ils sont des frères, donc on ne peut pas faire la moitié du pèlerinage. »
A l’intérieur du mausolée de Askeur, à coté d’un cimetière, la rencontre était une occasion pour faire la fête. Ainsi, les Icawiqen dédiés aux saints ont été revisités par les femmes. Même les hommes n’étaient pas loin de la fête. En effet, l’ambiance de joie et de gaieté a vu les hommes défiler pour s’adonner à la danse. Père, mère et enfants se sont réunis devant le tombeau pour des instants de danse. « Il nous fallait agrémenter ce moment par la danse », nous dit Bélaïd. Ces moments de joie et de pèlerinage ont réuni les frères, les sœurs, les beaux-fils et belles-filles, les cousins et les cousines…, d’abord pour perpétuer une tradition ancestrale et ensuite, pour accueillir dans la joie et le rire le nouveau-né.
Questionné sur le nouveau-né de leur famille, Dda Ferhat a indiqué que son fils aîné Mohand Ameziane a eu un garçon qu’il a prénommé Amayas. « Même si mon petit-fils vit actuellement en France avec ses parents, cela ne nous empêche pas de célébrer comme il se doit sa naissance, d’autant plus que c’est une tradition qu’on perpétue dans la famille. »
Sur un autre registre, Dda Ferhat a souligné que « nombre de mes cousins ont abandonné la tradition, sauf moi et mes frères ». Avec un air empreint de regret, notre interlocuteur et néanmoins guide a indiqué que « nous ne pouvons être Kabyles si nous laissons nos traditions se perdre de cette manière. La seule chose qui nous différencie des autres, c’est notre culture ».
Maintenir une tradition léguée par les anciens
Cette célébration, qui diffère une région à l’autre, même si les procédés restent les mêmes dans toute la Kabylie, n’en demeure pas moins que certaines familles pour des considérations très lointaines dans le temps, célèbrent de manière légèrement différente des autres. A Illilten où la tradition demeure respectée, même après le rouleau compresseur de l’acculturation tous azimuts qui vise la Kabylie pour des raisons bassement idéologiques, afin de la dépersonnaliser, les citoyens tiennent à ces célébrations. Perpétuer ainsi la tradition est le seul rempart contre les idéologies extrémistes guettant la société.
Les deux jours de l’Achoura sont des jours de jeûne pour de nombreux musulmans. Ce jeûne dénommé « jeûne de Mouharam », intervient le dixième jour de Mouharam, indique les plus initiés, c’est une tradition léguée par le Prophète de l’Islam. Selon d’autres récits, le Prophète aurait demandé à ses fidèles d’observer deux jours de jeûne au lieu d’une seule journée pour les différencier des Juifs qui jeûnent une seule journée. Même avec ces explications données, il n’en demeure pas moins que des divergences sur la manière de célébrer apparaissent, notamment en ce qui concerne l’événement dans les milieux sunnites et ceux chiites. Mais en Kabylie, cette tradition a pris une autre forme, celle de la spiritualité conjuguée à une tradition ancestrale. Avec Timecret, où tous les gens du village sont appelés à cotiser afin de réunir une somme pour l’achat des bêtes à immoler. S’ensuivra un partage équitable entre tous les citoyens, y compris les invités. Cette tradition, selon certaines sources, vise à mettre sur le même pied d’égalité les villageois, qu’il soit riche ou pauvre, la part qui lui revient est la même que ses concitoyens. En outre, les lieux saints qui s’animent en ces journées est une autre expression culturelle propre à la Kabylie. Loin des expressions quelque peu proches du polythéisme, les Kabyles implorent Dieu via les saints, font leur pèlerinage et fêtent les occasions.
Ces célébrations empreintes d’une spiritualité purement kabyle, sans considération idéologique aucune, se perpétuent grâce à la conscience et à la volonté de ces femmes et hommes qui ne veulent que demeurer eux-mêmes !
M. Mouloudj
