Tamusni au service de son peuple

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Un ami, pour schématiser un peu et se donner du même coup un bréviaire de la quintessence de la pensée de Mouloud Mammeri, nous avoue avoir choisi un texte court et une déclaration concise et prophétique de notre intellectuel pour en faire un missel de chevet. La Lettre à Mohand Azouaou sur la connaissance qui introduit Poèmes kabyles anciens et les derniers mots que l’auteur a prononcés dans le corps de l’entretien avec Tahar Djaout en 1987 : «Quel que soit le point de la course où le terme m’atteindra, je partirai avec la certitude chevillée que, quels que soient les obstacles que l’histoire lui apportera, c’est dans le sens de la libération que mon peuple (et avec lui les autres) ira. L’ignorance, les préjugés, l’inculture peuvent, un instant, entraver ce libre mouvement, mais il est sûr que le jour inévitablement viendra où l’on distinguera la vérité de ses faux-semblants. Tout le reste est littérature».

Concernant La Lettre à Mohand Azouaou, notre ami se sert du texte original en kabyle et d’une traduction en français réalisée par M.O. Medjber (in ABC Amazigh n°39). Des passages- pleins de vérité, de vie, de sagesse et d’élan qui transcende le futile et le conjoncturel- le mettent dans une indicible extase, comme par exemple : «Ne vous laissez pas leurrer, impressionner. Ne soyez pas de ceux qui vivent de chimères, de mirages, d’artifices, de tape-à-l’œil ; de ceux qui prennent des vessies pour des lanternes ; de ceux qui croient que tout ce qui brille est or et qui préfèrent le vernis, aussi éclatant soit-il, au soleil brûlant ou à l’or est caché sous une chape de poussière».

Reconstruction de l’identité berbère de la Kabylie

En effet, l’envergure de l’homme dont nous commémorons régulièrement la mort déroute par son ampleur, son étoffe et son “ubiquité’’. Il est intervenu pratiquement dans tous les domaines des lettres et des sciences humaines, investissant des disciplines qu’il sait faire converger vers le noble idéal de la réhabilitation de la culture berbère de façon à ne la vivre plus comme un simple et exotique patrimoine de pacotille mais comme un instrument et un souffle puissants immergés dans la vie d’aujourd’hui. Une culture qui joint l’authenticité la plus harmonieuse à la modernité la plus impliquée dans la vie des gens.

Les rédacteurs du Dictionnaire biographique de la Kabylie (Edisud, 2001) proposent la biographie et l’analyse des œuvres de Mouloud Mammeri par grilles de lectures ou domaines d’intervention, tellement la tâche n’est guère aisée de cerner, dans un même texte, la grandeur de l’anthropologue et du linguiste, l’engagement du militant et la profondeur de l’écrivain. Les auteurs se sont enfin résolus à présenter Mammeri le berbérisant, le directeur du CRAPE, l’écrivain, l’anthropologue et le linguiste sur des fichiers séparés. Salem Chaker et Rachid Bellil expliquent la démarche choisie en disant que Mammeri est un personnage central dans la (re) construction de l’identité berbère de la Kabylie eu 20e siècle.

Le sociologue Pierre Bourdieu, mort en janvier 2001, disait de Mammeri : «Comme ceux qui ont réalisé, en l’espace d’une vie, l’extraordinaire passage d’une culture à une autre, du village de forgerons berbères au sommet de l’enseignement à la française, Mouloud Mammeri était un être dédoublé, divisé contre lui-même, qui aurait pu, comme tant d’autres, gérer tant bien que mal sa contradiction dans le double jeu et le mensonge à soi-même. En fait, toute sa vie aura été une sorte de voyage initiatique qui, tel celui d’Ulysse, reconduit par de longs détours au monde natal au terme d’une longue recherche de la réconciliation avec soi-même, c’est-à-dire avec les origines ; un difficile travail d’anamnèse qui, commencé avec son premier roman “La Colline oubliée”, mènent aux derniers travaux consacrés aux pètes et aux poèmes berbères anciens, ces chefs-d’œuvre qu’il avait patiemment recueillis, transcrits et traduits (…) Héritier d’une longue lignée de poètes, il se fait porte-parole de toute une civilisation aujourd’hui menacée de disparition. En se retrouvant, il retrouve son peuple.»

Mobiliser les mots, mobiliser le peuple

En mobilisant les mots, ajoute Bourdieu, il mobilise son peuple. Les travaux de recherches en ethnologie et en linguistique concernant le monde berbère réalisés antérieurement par des Français ou des Algériens ont été judicieusement exploités par lui ; mais, il a su les dépasser par la rigueur scientifique par laquelle il les a conduits et par le prolongement pratique qu’il leur a donné dans le projet de réhabilitation de la culture berbère. Pour Mammeri, une recherche ne doit pas être une tour d’ivoire ou une entreprise de quête du “sexe des anges’’. Elle est censée aboutir à un projet réel, palpable auquel il importe de donner les moyens juridiques et administratifs pour le concrétiser. Il en est ainsi de Tajarrumt (manuel de grammaire berbère élaboré par Mammeri). Pour cela, et dans le cadre de ses recherche en linguistique et en anthropologie culturelle, il a essayé de retrouver les profondeurs de la culture commune, le “tronc commun’’ en quelque sorte, ayant caractérisé le monde berbère ancien avec ses différentes ramifications actuelles pour pouvoir se projeter dans un futur de (re) construction identitaire en harmonie avec les données actuelles de la société. Tous les travaux de Mammeri, particulièrement après l’Indépendance, sont réalisés et présentés au public dans un climat d’adversité générale dû au négateurs de la culture berbère. Que ce soit des publications (romans, anthologies poétique kabyles, grammaire berbère,…) ou des conférence, l’interdit l’a poursuivi jusqu’à l’“ouverture démocratique’’ de 1989.

«Au moment des plus belles récoltes, quand ses idées ont trouvé enfin droit de cité, il nous quitte comme il s’était imposé, par effraction», écrivait l’avocat Miloud Brahimi dans Révolution africaine du 10 mars 1989. N’est-ce pas l’une se des conférences programmées à l’université de Tizi Ouzou, annulée par la suite par le wali en mars 1980 qui fut l’origine directe des historiques manifestations d’avril 1980 ? El Moudjahid de l’époque le diffama et le traîna dans la fange dans un brûlot intitulé “Les donneurs de leçons’’.

La réponse de Mammeri, pleine de sérénité et de pondération, n’a pas eu le droit à la publication. Impliqué totalement dans le destin de son peuple par la parole, la militance, l’écrit, la recherche, Mouloud Mammeri demeure un personnage exceptionnel dont l’œuvre littéraire, ethnologique et anthropologique doit être décryptée, analysée et vulgarisée pour faire tendre les efforts des nouvelles générations vers l’objectif essentiel et sacré que visait notre savant : la réhabilitation, la promotion et la modernisation de la langue et de la culture berbères. «Je considère que le destin, la vocation de l’homme est justement d’être désaliéné, d’être celui qui se propose un projet et tend à le réaliser. Ce projet est évidemment celui qui tend vers le mieux.

Une véritable authenticité est une authenticité qui se renouvelle chaque fois. C’est une authenticité qui vit avec le siècle. On ne peut pas arrêter une culture. Une culture arrêtée est une culture morte.

Au contraire, ce qu’on peut reprocher justement au folklore, c’est de donner d’une culture une image non seulement frelatée, mais aussi arrêtée. En ce sens, il est stérile», déclare Mouloud Mammeri trois mois avant sa mort dans une interview à Algérie-Actualités du 13 novembre 1988.

Amar Naït Messaoud

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