Quand l’écrit interroge le monde

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Qui dit ‘’destin’’ dit puissance décidant de façon irrévocable le cours des événements. Au début de la narration, la condamnation est présente. De même que la peinture grossièrement coloriée sur du papier et que le narrateur voit sur un des murs du Moulin est une sorte de ‘’mise en abîme’’ du récit ; ce que déclare le premier des Coste annonce la suite des événements, anticipe sur la suite. Il demande en effet au petit bossu si les deux garçons, prêts à épouser ses filles, sont des ‘’gens oubliés de Dieu’’.  » Il est, lui, Coste, un homme que Dieu n’oublie pas. Dieu se sert constamment de lui pour des épreuves d’endurance ou de fermeté ou de tas de choses semblables… « . Pour ce qui le concerne, lui, il a accepté la force du destin, mais il souhaite que ses filles soient en dehors de cette malédiction, qui frappe plutôt les êtres exceptionnels que les gens ordinaires. La menace, l’affirmation d’un ordre des choses dépendant d’une volonté délibérée de condamner se trouvent donc au début de la narration.

La question de l’action de Dieu se trouve, elle aussi, au début du récit. On la retrouvera au chevet de M. Joseph au moment ou il va mourir. Les premiers coups de la fatalité, M. Coste les a éprouvés pour sa femme et ses fils. Ces événements tragiques et spectaculaires, les morts accidentelles à quelque temps d’intervalle ne s’apparentent pas, pour lui, au ‘’sort commun’’ et sont évoqués de façon vague : pour les catastrophes qui suivront, beaucoup de détails seront donnés. Pour les premiers de la liste, ce qui sera décrit, c’est ‘’l’appareil’’ de la mort, une ‘’sorte d’aurore boréale’’, une ‘’exception rouge et théâtrale’’. Ces malheurs seront, dès lors, les points de repère chronologiques de la narration.

Entre ces malheurs, le temps va s’écouler ; mais, le chroniqueur commente l’attitude de Coste en remarquant qu’il avait bien compris une des constantes du destin, à savoir qu’on ne le prend ‘’dans aucune malice’’ et que le plus terrible ‘’d’attendre’’. Sa ruse, pourtant, c’est la médiocrité à laquelle, dans le théâtre tragique, les dieux ne s’attaquent jamais.

Harassant et…séduisant exercice

 » Cet affrontement de l’être et du destin, note F. de Martinoire, ce fut, durant longtemps, le sujet de la tragédie. Des êtres choisi, broyés par une machine infernale dont un des caractères importants était la rapidité de l’action, rendant inutile tout combat, tel était l’aspect qu’offrait l’action tragique. Devant ce spectacle d’une famille en proie à la colère des dieux ou de forces obscures, des voix s’élevaient, dans la tragédie grecque du moins, celle du chœur et du coryphée. Ces voix, nous les retrouvons dans Le Moulin de Pologne, ainsi que la famille vouée à la malédiction et le combat de plusieurs de ses membres face à un destin hostile et à une condamnation sans doute inévitable « .

Le tragique qui empreint de sa force les personnages du Moulin de Pologne tient sa raison d’être, son essence, d’une sorte de sombre prédestination qui enchaîne les personnages principaux du roman. Tout en se mouvant dans décors classiques connus dans les autres œuvres de Giono, les actants ici présents subissent la loi du fatum que même une résistance homérique ne dissuaderait pas. Les jeux des hommes pour empêcher la fatalité s’en trouvent trop brouillés pour pouvoir arrimer le libre arbitre au destin terrestre, même si ‘’les révoltes à l’échelle de l’individu sont aussi passionnantes et passionnées que les autres’’, comme l’écrit Giono dans Le Moulin de Pologne. Et il ajoute : « Le destin n’est que l’intelligence des choses qui se courbent devant les désirs secrets de celui qui semble les subir, mais en réalité provoque, appelle et séduit « .

Donner forme aux rapports homme/monde

Francis Wybrands dira du poète André Frénaud (1907-1993) : « L’acte poétique s’élabore au sein d’une matière vocale qui a pour tâche de donner forme- hors de tout projet idéologiquement formulable- à une interrogation qui concerne les rapports fondamentaux de l’homme au monde. La question de l’être n’est pas ici une question extérieure à l’écriture poétique. Elle en est l’âme, l’inquiétude « .

Il fera des voyages en ex-URSS, en Italie et en Espagne et exercera au sein du ministère des Travaux publics de 1937 à 1967. Pendant la seconde Guerre mondiale, il se retrouvera prisonnier en Allemagne pendant deux ans. C’est dans un pénitencier qu’il écrit son recueil de poèmes ‘’Les Rois mages’’. Après son évasion, il rejoint la Résistance. C’est là qu’il rencontre Paul Eluard et Louis Aragon dont la tendance poétique l’influencera très superficiellement. Il gardera, dans ses compositions ultérieures, le sens de la rigueur et le poids de la raison tout en donnant libre cours à un imaginaire débordant.

André Frénaud fait connaissance aussi avec les grands artistes de son époque dont certains pousseront l’amitié jusqu’à illustrer certains de ses ouvrages : Miró, Tàpies, Chillida, Vieira da Silva, Bazaine, Ubac,…

« Le futur mutiné prenait d’abord racine dans un épais terreau de traditions, d’imageries et de romanesque populaire. Un certain côté ‘’artisan’’ n’est pas étranger à notre poète quand il travaille le langage comme d’autres le bois et la pierre, et ce n’est pas sans fierté qu’il parle de ses ancêtres charpentiers. Monde émerveillé et redoutable de l’enfance. Tout le poète est là, déjà, tous ses mystères, toutes ses chances et tous ses risques, tout ce qui lui faudra plus tard si difficilement rechercher, retrouver, regagner, tout ce qu’il appellera furieusement ou tendrement, et tout ce qu’il est condamné à laisser fuir « , dira de lui Georges Emmanuel Clancier dans une biographie parue en 1963 chez Seghers. S’il guette en lui-même, le poète parvenu à l’âge de raison (ou de déraison), en deçà des ennuis, des êtres rencontrés ou perdus, des événements, il peut découvrir, sous son visage, ses gestes, ses impulsions d’enfant, ce qu’il parvient à peine, après tant de combats, à déchiffrer de sa propre énigme. Ainsi, Frénaud a-t-il regardé son enfance, et la vie de cet enfant qu’il nous présente épouse les élans et les retraits, les bonheurs et les angoisses que nous rencontrerons plus tard dans ses poèmes.

D’une part le goût et la crainte- devenu avec le temps enfui- une nostalgie où se révèle une stricte volonté humaine ; d’autre part, l’inimitié foncière du monde, la frayeur et l’inhabileté de l’enfant (puis du poète) qui se sent à la fois perdu dans ce monde et mis en cause par lui, on peut les lire dans (et surtout entre) ces lignes : ‘’les arbres bien taillés en ce temps-là et tout était si haut et si distant l’un de l’autre que je ne pouvais avancer qu’en tremblant d’un recoin végétal à l’ombre d’un mur…’’.

Avec un sens aigu de la lucidité, Frénaud explore les profondeurs de l’être où se mêlent l’espoir et le néant, la fougue et la déréliction humaine.

 » Il y a aussi dans cette poésie des accents rudes et vigoureux qui contribuent à incarner dans du concret un lyrisme cependant métaphysique « , juge le professeur Henri Lemaître. Il ajoute :  » Sans doute, dans son paradoxe profond, une des voix les plus singulières et les moins conformistes de la poésie contemporaine « .

Amar Naït Messaoud

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