Une voix pour les femmes

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Reportage de Djaffar Chilab

Aldjia est née à Taguemont Oukerrouch, dans la région de Béni Douala, un certain mois de mai 1956. C’est tout ce qu’elle consent à dire de ses origines. Son nom de famille ? Elle ne veut pas le dévoiler au grand public, par correction à certains membres de sa large famille qui pourraient ne pas apprécier… « Je ne préfère pas. J’ai beaucoup de respect pour les miens. Peut-être que tous n’aimeront pas que j’en parle, alors passons… Ils respectent ma vie privée et je respecte la leur. Il n’y a aucun mal à faire de la chanson. C’est un art sain mais certains, chez nous, y voient toujours la chose d’un mauvais œil. C’est dommage! C’est vrai que les choses ont maintenant évolué, d’ailleurs dernièrement lorsque je suis retournée au village pour filmer un clip, tous, femmes, filles, hommes, et jeunes sont sortis pour moi. Je les remercie au passage. Merci à tous, sans oublier les vieux, et l’imam du village qui ont déserté, ce jour-là, la mosquée pour être avec nous (rire !). Mais, il y a peut-être quelques-uns que cela pourrait peut-être déranger, et le nom reste notre lien familial partagé, alors j’honore cette clause, même si je ne suis plus la petite fille de dix ans sur qui tout le monde a peur. Aujourd’hui, j’ai mon mari et mes enfants adorables mais lorsqu’on est kabyle, tout n’est pas évident… » Le ton est donné! La confession est lourde de sens. Aldjia garde encore des séquelles de la dure réalité de naître fille en Kabylie, particulièrement dans le temps. Chanter prenait alors les proportions d’un véritable défi pour elle. Sa fille aînée qui cumule 22 printemps aurait pu faire d’elle une grand-mère.

Dur, dur d’être chanteuse en Kabylie !Mais elle subit toujours cet état de fait. Elle continue toujours à faire ce qu’elle aime avec la retenue d’antan, et surtout avec énormément de respect, et de considération pour sa famille et son mari qui l’a acceptée comme elle est. « Ma plus grande chance c’est d’être aimée par un mari qui a toujours été avec moi, à mes côté. Il m’a donné la possibilité d’aller au bout de mes rêves : faire des chansons et des enfants. » C’est, en somme, la délivrance pour vivre sa vie, une vie de couple bien épanouie, après une enfance plus au moins contrariée. Comme du reste a été le cas pour toutes les filles de sa génération venues au monde à une certaine époque où déjà aller à l’école au-delà d’un certain âge était, en Kabylie, un tabou. Aldjia y a été jusqu’à neuf ans. Elle évoque cette période avec beaucoup de frustration pour ses semblables. « A quoi bon d’y aller, si juste au moment où on commence à assimiler les choses, on est sommé de tout arrêter ? On nous aurait au moins évité la frustration de l’abandon…C’est du savoir qu’on nous privait. Et là, je ne parle pas spécialement pour moi, ce n’était peut-être pas mon cas. Mais pour toutes ces filles qui n’ont pas pu continuer jusqu’à savoir écrire correctement leurs noms. Quand j’y pense, mais c’est terrible… » Aldjia, elle, a dû quitter la salle de classe pour aller s’installer avec sa famille en France. Son père était émigré à Paris, et il avait alors décidé d’embarquer femme et enfants pour les avoir à plein temps à ses côtés. C’était vers la fin de 1969. Une fois là-bas, l’école était loin d’être le premier souci de la petite Aldjia qui ne songeait qu’à revenir au bled. « Je n’arrivai pas à me retrouver. Je n’étais pas du tout dans mon élément. Ça m’avait complètement changé. J’avais beau positiver avec mes parents à côté mais c’était comme s’il y avait un autre grand manque…Il m’a fallu beaucoup de temps pour m’y faire. De toutes les façons, je n’avais pas d’autres choix. Et avec les années, j’ai fini par prendre l’habitude. J’ai refait le primaire, et par la suite, j’ai été dans une école de haute couture. »  » Mes débuts avec Aït Meslayene… »Elle venait de mettre le pied dans un domaine qui lui servira d’un tremplin presque naturel pour entamer le chant. « J’aimai déjà tout ce qui avait trait à l’habit, la mode, l’esthétique. D’ailleurs, après le stage, j’ai tout de suite commencé à travailler dans un atelier. » La chanson ? « Non, je n’y pensais pas encore sérieusement. Je me lâchais un peu comme tout le monde à reprendre des chansons pour le plaisir lorsque ça me venait, comme on le faisait déjà entre filles, à l’époque, à la fontaine du village, mais ça s’arrêtait là, quoi. Et puis, il y avait cette peur terrible des parents. C’est vrai que je sentais la tentation pointer mais je n’avais même pas le droit d’y penser. » Jusqu’à cette coïncidence qu’elle partagera par l’intermédiaire de Zohra, une amie de classe, avec le trio des sœurs du groupe Djurdjura : Djouhra, Fatima, et Malha. Aldjia allait alors intégrer le groupe à la place de Malha, la plus jeune des trois qui avait décidé de se retirer. C’était en 1979. « Ce n’était pas facile de convaincre ma mère, et les autres. Pour eux, c’était une catastrophe qui s’abattait…leur fille chanteuse, c’était la ruine…Et pour moi un grand tabou à casser. Ce n’était pas facile. Plutôt briser un rocher! Ça nous a fait des petites histoires à la maison. Mon frère m’avait même sévèrement menacée. Mais j’ai continué à me révolter en douceur, expliquer qu’il n’y avait aucun mal ni honte à partager cette passion avec d’autres filles. Il m’a fallu du temps, et du tact pour ramener tout le monde à de meilleurs sentiments. » Aldjia se souvient comme hier de son premier récital au théâtre de ville. « Ma mère était là dans les premiers rangs, en compagnie de mon frère d’ailleurs. J’ai dû insister mais ils ont fini par accepter d’assister. C’était grandiose, et encourageant pour moi. Je venais de chanter sur la scène où s’est produite l’immense Taous Amrouche. » L’élan est pris mais Aldjia est de cette race qui veut toujours plus, et mieux. Voler de ses propres ailes, seule, comme une grande même si elle avait encore tout à apprendre. Elle casse alors sa cohabitation avec les sœurs Djurdjura pour aller tout de suite tenter autre chose : Un duo avec Ait Meslayene. Son succès prend alors de l’ampleur avec le fameux tube « Thachachich thamadanith, » sorti en 1980. Puis la rencontre avec Fahem qui lui sera présenté à Triomphe Music, en 1982. Ce dernier lui composera alors l’album qui la révèlera et la propulsera dans une nouvelle aventure en solo avec la fameuse « Ruba n’cac. » Et ce fut le début d’une carrière qui s’annonçait déjà faste avec ce titre qui avait fait un tabac, à l’époque. La joie de Aldjia fut double puisqu’elle aura durant la même année son premier enfant, une fille. Elle avait dit oui à l’homme de sa vie, « quelqu’un de ma famille, » l’année d’avant. Puis tout s’enchaîne tant bien que mal pour elle avec des hauts et des bas. Des duos à la pelle, sept albums, plusieurs tournées, et deux autres petits anges sont venus élargir la petite famille. Massiwen a 12 ans, et Magssen a 9 ans. C’est pour eux que maman Aldjia quittera pour toujours les ateliers de confection, et sacrifiera par la suite une longue pause de 6 ans (de 93 à 1999) avec la chanson. La reprise s’est faite avec « Mabrouk felawen, » « Folklore de Kabylie, » en 2002, et enfin « Afsim, » en 2005. « J’ai arrêté le travail quand j’ai été enceinte de mon premier garçon, et laissé de côté la chanson pour bien m’occuper de ma famille qui prenait forme. C’était une bonne raison qui passait devant tout.

 » La terrible disparition de mon père « «Malheureusement, ce n’était pas toujours la joie. J’ai beaucoup souffert de la disparition de mon père survenu en 2001. Ce fut pénible à surmonter. Mais bon, il fallait s’y faire. Ainsi est faite la vie. » Aldjia perd soudain la voix. Le malheureux souvenir lui remonte à la surface, et brouille tout dans sa tête. Elle se recherche, et cherche les mots pour reprendre. Elle le fera avec le même contraste pour se souvenir d’un autre disparu qui lui était aussi cher, cet enfant terrible de la région, Matoub Lounes avec lequel elle a failli faire un album. « Je l’ai rencontré pour la première fois aussi à Triomphe Music. C’était à ses débuts. Il était encore tout jeune mais il avait déjà cet air de fonceur, de rebelle. On avait discuté, et il m’avait tout de suite proposé de me faire un album, mais ça n’a pas abouti à cause des histoires d’édition. C’est là-bas aussi que j’ai rencontré à l’époque Ait Menguelet. Avec lui j’ai fait le duo pour la chanson Oughaled à youdhrif. Je l’avais par la suite accompagné à l’Olympia». Aldjia en reparle de ces temps-là avec fierté. Tout comme lorsqu’elle évoque son dernier album, « Afsim » ou elle a consacré un vibrant hommage à Enrico Masias. Elle se révèle franchement déçue que la chanson phare de l’album, « Mon amour est comme ça, » chantée en français quelle a reprise à Enrico a dû être sautée du CD sorti en France. « Ce n’est qu’après que j’ai su que la chanson lui a été composée par Eddy Marlet, et je n’ai toujours pas eu l’autorisation pour l’exploiter. Enrico n’y peut rien mais sinon il a été heureux de mon initiative. Je l’avais rencontré auparavant, mais pas après que j’ai repris la chanson. Je lui ai envoyé un courrier, et j’ai même tenté de le joindre mais il était absent. Il était en Espagne, et j’ai su à travers sa secrétaire qu’il traverse une période difficile après avoir perdu ses parents. Je ne peux que compâtir à sa douleur… » Entre temps, Aldjia ne veut pas perdre le rythme ni le contact avec son public. Elle est déjà sur une autre œuvre qu’elle prévoit pour l’automne prochain. Elle a décidé de chanter encore pour son plaisir, pour ceux qui l’aiment, mais aussi pour la bonne cause. Elle est spécialement rentrée de France pour partager la fête des femmes avec les Algériennes.Demain, elle sera sur scène à la Maison de la culture de Tizi-Ouzou pour un grand gala en compagnie d’autres artistes féminines. En soirée, elle prolongera son récital pour les universitaires de la cité Bastos. Elle veut marquer ainsi son retour sur scène. C’est aussi pour elle une manière de réaffirmer son engagement dans le combat de ses semblables. Et surtout faire admettre à ceux qui voient encore la chose de travers qu’il n’est pas honteux qu’une femme respectable chante en Kabylie. Sa remarque mérite réflexion : « C’est que tout le monde trouve la chose normale pour la voisine mais pas pour sa sœur. » Elle n’a pas tort !

D.C.

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