Le péché original

Partager

« Il me manque un sol, de l’air, une loi. Créer tout cela est ma tâche », c’est, assommé par ces paroles de Kafka, que Massi se mit à fouiner dans ses souvenirs immédiats et lointains des mots plus doux, mais angoissants qu’il aurait entendus ou lus. Qu’il prenne conscience de l’absence de ces trois éléments, il se voit déjà jeté dans l’apesanteur et le néant ; maintenant, recevoir cela comme une tâche ou un devoir pour les créer, voilà un appel qui prend valeur de dérision.Sur le chemin de crête du Beau Frésier, une vue splendide commence à s’ouvrir graduellement à ses yeux lui faisant voir la façade de Zghara et la carrière Jaubert. Un gémissement entrecoupé de petits silences parvint aux oreilles légèrement assoupies de Massi. Il se retourna dans tous les sens pour repérer la voix du bébé qui contrastait étrangement avec le silence religieux qui régnait sur la route et les bosquets en ce moment caniculaire de la journée. Rien, aucune présence humaine ne vient lui faire reprendre ses esprits. Les gémissements reprennent de plus belle, et Massi s’approche du fossé de la route situé à sa gauche. Le cri du bébé remplit parfaitement les tympans de Massi si bien que celui-ci décida de s’enfoncer dans le petit bois du talus d’où semblait sortir la voix.Il écarta quelques feuillages de ses mains jusqu’à ce qu’il vit un petit sachet noir animé de petits mouvements d’où continuait à sortir cette voie fluette et crissante à la fois.A la vue d’un visage angélique d’un poupon plus petit que le sachet dans lequel il était mis, Massi, hébété et interdit, recula de deux pas prestes, se renversa et s’affala de tout son long au milieu de buissons épineux. Quelques secondes après, il reprit douloureusement ses esprits, et la seule solution qu’il jugea valable était de s’en aller sur le champ. Fallait-il retourner vers le commissariat de Bouzaréah pour avertir la sûreté urbaine de son insoutenable découverte ? Un sentiment d’une indescriptible peur s’empara de lui. Indécis, il fut pris d’une angoisse et d’un sentiment de culpabilité qui lui donnèrent le tournis. Au moment où il ruminait ses idées noires, une voiture déchira l’air à une vitesse infernale au point de faillir rater le virage. Comme poussé par une force inconnue et mystérieuse, Massi prit ses jambes à son coup et fonça droit dans la direction de Notre Dame d’Afrique. Les villas, les rares voitures circulant dans les deux sens, les minuscules bosquets et les piétons égarés dans d’incertaines promenades, tout cela lui parut, dans sa course effrénée, comme de simples pieux ou réverbères défilant devant ses yeux. Epuisé par une course qu’une force intérieure irrésistible lui avait imposée, Massi ralentit le pas au niveau de la descente de la basilique. Des jeunes filles au visage hilare montant la ruelle en sens inverse avaient visiblement leur attention attirée par le souffle saccadé du jeune homme et le sentiment de panique apeurée qui se dégage de son beau visage. « C’est certainement un dealer repéré par les flics », lâche l’une d’elles. « Qu’en sais-tu ? Le monde est plein de gens bizarres, et il ne faut jamais se fier aux apparences », répondit l’autre jeune fille comme si elle voulait conjurer un sentiment de culpabilité qui pouvait naître d’un faux jugement.A l’entrée principale du temple, Massi choisit de prendre place au fond de la cour, accoudé au mur d’enceinte. De là, un spectacle unique, insoupçonné, d’une féerie qu’il ne pouvait devinait à partir du centre-ville, s’offrait à son regard et se mêlait imperceptiblement à la douceur de la musique continue qu’envoyait l’orgue de l’intérieur de l’église.La descente en cascades de maisons artistiquement étagées, blanches ou ocres, fastes ou humbles, happait le regard apaisé de Massi, jusqu’au stade de Bologhine, un grand carré de verdure qui, quelques mètres plus loin, est arrêté par l’immensité de la grande bleue. Une espèce de fondu-enchaîné s’opéra devant ses yeux jusqu’à se revoir écolier dans cette petite classe de Tilioua en train de réciter un poème de Hamid Skif appris par cœur : 1-« J’endure le silenceDes vagues secrètesPour un simple instant de toit

2-Il n’avait vécuQue par ta voixDans l’irréel arc-en-cielDe tes yeux

3-Voilà que tes mains le touchentEt monte au cielLe chant des impatients

Le calme des lieux et la douce brise venant du large qui lui remplissait les narines le plongèrent dans une sorte de médiation mystique qui éloigne de lui l’idée de recréer le monde comme le lui suggère la lecture de Kafka. Et voilà que, de ses souvenirs, il exhume un beau tableau de Dorgelès : « Ce sont mes meilleurs moments ceux que je passe ainsi, penché sur mes souvenirs. Je presse chacun d’eux jusqu’à la dernière goutte. Tant pis si quelquefois celle-ci me mouille les lèvres, un peu sallée ». Il a la tête toujours penchée par-delà le mure d’enceinte. Sa rêverie continuait ; personne ne vint déranger sa molle quiétude. Seules la nostalgie de Tilioua et la lplaie béante du souvenir de Samia venait nager à la surface de ses non-pensées actuelles.

Incorrigible que ce Massi ! Après avoir passé plus de deux années à vainement chercher Aurélia sur les plages d’Aokas et de Melbou, le voilà dans une quête effrénée à vouloir saisir l’image fuyante d’Isabelle et happer sa frêle silhouette. Des bribes de phrases écrites par Nerval au sujet d’Aurélia résonnent encore dans sa tête (…). Des enfants de Tirdiouine lui apportent une bouteille d’eau pour se désaltérer. Mais, il ne comprend pas leur étonnement lorsqu’ils voulurent savoir comment et pourquoi il s’est donné tant de peine à traverser les bois et les buissons depuis Oued Ghir jusqu’ici.

« Parfois, il m’arrive d’oublier qui je suis », chante énigmatiquement Si M oh. Massi fait sienne cette belle phrase qu’il repérait à l’envie quand il philosophait un peu sur la vie et ses vicissitudes. Un jour, Mohand, son ami intime, lui lança tout de go : « Qui t’a demandé de savoir qui tu es ? », « Et voici une réponse à une question que je n’ai pas posée », s’exclama Massi. « Je ne faisais que constater, j’ai dressé un constat », ajouta-t-ilC’est au moment où il débitait silencieusement ces paroles d’un souvenir lointain, toujours accoudé au mur de Notre Dame d’Afrique, qu’une voix rauque et très virile l’appela de l’extérieur. « Jeune, approche par-là ! » Massi fait quelques pas jusqu’à la porte de sortie, se trouva face à des hommes en uniforme bleu. L’un deux, costaud et dégingandé, saisit les mains de Massi et lui passa les menottes. Massi se laissa faire sans aucune résistance. « Monte sur les bancs arrières et dresse ta tête vers le haut », lui intima le policier. Il prit place là où il lui fut indiqué et le fourgon descend vers Bab-El-Oued en trombe. Massi regretta juste qu’il n’eût pas le temps de prendre pour la première fois de sa vie le téléphérique. Il en fixa furtivement les câbles des yeux. Dans ses oreilles assoupies par le calme de l’église et par les notes soporifiques de l’orgue, vient subitement s’installer un gémissement de nouveau-né. Accusé du plus grand péché auquel il pût penser, il ne sut par quel bout prendre le problème. Lui suffirait-il seulement d’exciper de sa bonne foi et de montrer sa réprobation devant le spectacle auquel il venait d’assister pour qu’il fût compris et relâché ? Tout en croyant candidement à une certaine justice immanente, il ne se fait pas trop d’illusion sur le travail de la police qui cherche à présenter à la justice un « coupable » et non un flâneur gagné par la mélancolie.Dans cette alcôve du commissariat, il ruminait des idées noires et pensait qu’il pouvait prononcer lui aussi son verdict quant à l’injustice des hommes et la stupidité des grands idéaux. Mais, en rêveur invétéré, il fit appel à ses souvenirs de Kabylie pour meubler la vacuité dont il est à présent menacé. Cela vient naturellement, il n’a jamais forcé la nature. Qui, mieux que Samia, une ancienne camarade de classe timide mais très intelligente, pouvait lui rappeler cet âge de l’innocence et de la liberté ? Il s’en alla par la pensée, il est déjà sur le mont Aghbalou.Entre les denses buissons où un chat ne s’aviserait pas d’entrer, sur les hauteurs de Toudja, entre Ibaouchène et Tagamount, Massi part avec la bénédiction du saint Sidi Ali Amchdal à la recherche d’une silhouette, d’une forme dont il n’a pas idée, d’une comète peut-être, appelée Isabelle. Il a entendu, par le passé, qu’elle a poétiquement foulé les grains incandescents des sables d’El Oued, humé les fragrances des salines de Annaba et fini ses douces heures africaines dans les eaux inamicales de Aïn Sefra. Cependant, une légende persistante situe ses derniers mouvements sous les falaises d’Adrar Aghbalou après avoir parcouru le chemin montueux en partant de la Réunion (Oued Ghir). Depuis qu’il a eu vent de ces bribes historiques, Massi est pris par la bougeotte et il a exploré les moindres recoins depuis la banlieue de Bougie jusqu’à Oued Dass, en passant par Boulimat et Timri n’Tguerfa. Que savait-il d’Isabelle, alias Si Mahmoud, pour s’en éprendre comme par amour platonique ? Massi voit, dans son esprit, se confondre et se fondre l’antique source d’Aghbalou, l’aqueduc romain de Toudja et l’image angélique d’Isabelle. Depuis les premières heures de la matinée, il marchait à travers bois et clairières, sur d’abrupts raidillons, par des chemins qu’Isabelle est censée avoir pris. La sueur dégoulinant de ses tempes et l’effort qui le faisait ahaner lui paraissaient provenir d’une autre personne ; lui, il ne ressentait rien, il marchait, mieux, il pressait le pas et reluquait les dépressions et les vallons où Isabelle pouvait se trouver. Incorrigible que ce Massi ! Après avoir passé plus de deux années à vainement chercher Aurélia sur les plages d’Aokas et de Melbou, le voilà dans une quête effrénée à vouloir saisir l’image fuyante d’Isabelle et happer sa frêle silhouette. Des bribes de phrases écrites par Nerval au sujet d’Aurélia résonnent encore dans sa tête : « Ma passion s’entoure de beaucoup de poésie et d’originalité, j’arrange volontiers ma vie comme un roman, les moindres désaccords me choquent… ». Tout en pressant gauchement le pas, Massi a l’intime sensation qu’il fait une pause bien méritée. Des enfants de Tirdiouine lui apportent une bouteille d’eau pour se désaltérer. Mais, il ne comprend pas leur étonnement lorsqu’ils voulurent savoir comment et pourquoi il s’est donné tant de peine à traverser les bois et les buissons depuis Oued Ghir jusqu’ici. Il salua le petit groupe de marmots et en prit affectueusement congé. Massi poursuit tranquillement son chemin. La descente du versant qui donne sur la mer n’exige de lui comme effort que de retenir son corps en arrière pour éviter de dégringoler. Là, il se rappelle ces phrases musicales d’Isabelle, mieux, il les lit de l’intérieur : « C’est le grand arrêt du retour, l’arrêt subit des impressions qui, depuis trois mois,se succédaient tyranniques, en un torrent débordé… A l’horizon, de lointaines montagnes à peine distinctes, diaphanes… Il est des coins de pays qui semblent échapper à la tyrannie du temps, et qui se conservent presque intacts : ceux-là seuls peuvent rendre aux âmes les plus lasses le frisson et l’ivresse qu’elles croyaient perdus à jamais ».Il marmonnait ces phrases et d’autres aussi succulentes qu’il avait apprises dans « Mes journaliers » ou dans « Notes de route ». A partir de Ighil n’Tzizoua, il prend le sentier épousant la crête jusqu’à Oumadène. Debout, Massi voit se télescoper dans sa tête les fabuleuses images des dunes de sables qu’il a puisées dans les textes d’Isabelle, les métaphores prégnantes de Nouara chantant Djerdjer et la féérie indicible qu’il a devant les yeux : une mer étale ponctuée par le bout de terre qu’est l’île Pisan, Adrar Ou Fernou ciselé sur son flanc ouest par Ighzer Tifilkouthine.Descendu sur la grande route, Massi tombe face à face avec Samia,son ancienne camarade de classe, qui l’avait initié à Baudelaire et Mallarmé bien avant qu’elle lui passe les plus belles pages d’Isabelle Eberhardt disposées dans un classeur. Samia lui dit maintenant que le passage d’Isabelle par Toudja est une simple légende, mais qu’il serait toujours doux d’en parler comme si cela avait réellement existé.Quant à Aurélia, fougueusement sortie de la tête de Nerval, il serait toujours apaisant de lire les lettres qui lui étaient destinées sur le sommet de Adrar Ou Fernou, face aux embruns revigorants de la mer.Massi, voyant s’effondrer une de ses anciennes certitudes par laquelle il situait la présence d’Isabelle entre Bougie et Toudja, remit son destin entre les mains de Samia qui lui a promis de lui raconter d’autres histoires, véridiques celles-ci, et lui a proposé de construire ensemble une bibliothèque où seraient classés tous les carnets d’Isabelle et les lettres d’Aurélia. La fin de la rêverie ne pouvait passer sans malaise.Massi sentit sa gorge étreinte par on ne sait quel âpre sentiment d’inquiétude et son corps frétillait comme une légère feuille de peuplier. Le son de l’orgue, le gémissement du bébé et la voix douce de Samia l’assaillirent de nouveau au point de lui donner le tournis. Au même moment, un agent en civil fit son entrée dans l’alcôve et intima à Massi l’ordre de se lever. Il s’exécuta nonchalamment. L’autre vient lui apprendre que la mère du fœtus abandonné a été arrêtée à Bousmaïl et qu’elle a fait connaître à la police le père biologique de celui-ci, c’est un gardien de prison qui a déjà fait l’hôpital psychiatrique.En sortant du commissariat, Massi se dirige vers les Trois-Horloges, d’où il prend un taxi sur la gare du Caroubier. Dans le bus qui le ramène vers Tilioua, la musique de Si Moh pleut langoureusement sur les oreilles au point de le plonger dans un état d’assoupissement profond qui lui a fait tordre le coup et relâcher les joues.

A. N. M.

Partager