Les intrants agricoles face au pari de sécurité alimentaire

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Le fait est établi depuis près d’un siècle à l’échelle du monde : le passage d’une agriculture traditionnelle à une agriculture moderne ne se limite pas aux équipements et matériels qui assurent une mécanisation accrue des travaux de la terre ou aux nouvelles méthodes de management des entreprises agricoles. Bien que ces deux volets représentent un pas important dans les progrès enregistrés par les nouvelles techniques agricoles, il seraient restés bien maigres si les facteurs sanitaires des cultures (semences, plants et arbres)- desquelles dépendent la qualité et le rendement des produits- n’étaient pris en compte. Dans un environnement de plus en plus complexe, où les facteurs naturels- climat, sol, eau- se conjuguent avec les nouveaux éléments induits par l’économie moderne (mondialisation des échanges, importation de semences, de boutures, de plants,…), la qualité et les rendements des produits agricoles sont de plus en plus soumis à des aléas multiformes. Les ennemis potentiels des végétaux sont très nombreux. Ils vont d’une petite larve presque invisible jusqu’aux moyens ou gros animaux comme porc-épic et le sanglier en passant par les chenilles, les champignons, le rat des champs et les criquets.

En 1865, le puceron homoptère appelé Phylloxera vastatrix, vivants sur des plants de vigne importés des Etats-Unis, a causé la destruction d’un million et demi d’hectares de vignobles françaix, soit environ 60 % du patrimoine viticole de tout le pays. Ce désastre sans précédent a eu des conséquences économiques et sociales très graves à tel point que certaines régions du Midi (Languedoc-Roussillon) furent vite désertées et dépeuplées, et la colonisation de peuplement en Algérie s’en trouvera renforcée et accélérée.

De même, l’invasion du criquet pèlerin causa en 1867 la mort d’un demi-million de personnes suite à la famine que l’attaque acridienne avait provoquée. D’autres phénomènes et crises liés à la production agricole ont été à l’origine de migrations massives ou de disparitions de populations dans certains régions du monde.

Une pénalisante dépendance

La fragilité de l’agriculture algérienne, latente et connue depuis longtemps, se révèle au grand jour lorsqu’on se penche sur la production et le commerce des intrants spécifiques à ce secteur vital de l’économie nationale.

Des produits de première nécessité- constituant la ration de base des franges les plus larges de la population algérienne- deviennent d’accès difficile. Les exemples de la pomme de terre et du lait, dont les filières sont régulièrement exposées à des crises et tensions, sont assez éloquents pour illustrer un état de ‘’sous-développement’’ d’un secteur promis pourtant, depuis le début des années 2000, à des réformes supposées radicales..

L’actualité des marchés des produits alimentaires à travers le monde ne peut laisser indifférents les Algériens, populations et gouvernants, d’autant plus que la montée en flèche des prix des principaux produits de consommation domestique ont eu des répercussions directes sur la bourse des smicards et des mal lotis. Le cas de l’Algérie est plus complexe que le reste des pays importateurs de produits alimentaires du fait que nous importons la quasi-totalité de ce que nous consommons. Même les quelques produits agricoles sortis de nos fermes se trouvent dépendants totalement des semences et matériel motorisé (et pièces détachées) importés.

Cette dépendance vis-à-vis de l’étranger en matière de semences –supposées être la ‘’matière première’’ du processus de production- a coûté au pays maints désagréments allant d’une simple maladie cryptogamique frappant une partie du produit importé jusqu’au renchérissement inattendu des semences et des graines.

Le processus de production agricole réclame, outre les semences, l’outillage et le matériel mécanique, un ensemble d’intrants concourrant à l’entretien et à la bonification des cultures. Désherbants et autres pesticides, fertilisants et engrais font partie des charges ordinaires que les agriculteurs sont appelés à supporter directement ou par le truchement de crédits bancaires.

Au cours de ces trois dernières années, le problème qui s’est posée avec la plus grande acuité est celui de la semence de la pomme de terre dont on dit que son prix a augmenté en flèche sur les marchés internationaux. Phénomène qui n’a pas manqué de se répercuter directement sur le prix du tubercule produit en Algérie. En outre, en 2007, des rumeurs ont circulé dans certaines wilayas sur des maladies que la semence de pomme de terre aurait contractées sur ses sites de production en Europe. En tout cas, la non maîtrise des techniques de production de semences- par la normalisation de laboratoire, les essais de germination et autres étapes scientifiquement obligatoires- et la dépendance excessive du secteur par rapport aux importations d’intrants (fertilisants, engrais,…) vont maintenir, de l’avis même des praticiens et techniciens, les espoirs de la relance de la production agricole dans la zone des incertitudes.

Archaïsme mercantile

Depuis que le gouvernement a lancé le PNDA (Plan national de développement agricole) au début des années 2 000, la gestion en amont et en aval de l’activité agricole a subi de multiples flottements, phénomène somme toute normal dans une période de transition supposée soutenir le redéploiement de l’agriculture algérienne de façon à pouvoir, un tant soit peu, réduire la dépendance alimentaire du pays, et également faire face à la concurrence charriée par l’accord d’association avec l’Union européenne et par l’entrée future de l’Algérie dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Parmi les segments qui posent le plus de problème dans cette phase cruciale de la refondation des bases de l’agriculture algérienne, celui de la semence et des produits phytosanitaires paraît revêtir une importance particulière. On appelle généralement les gens investis dans cette activité : les grainetiers ; mais la raison sociale de leurs magasins dépasse de loin le commerce des graines. Elle s’étend à tous les petits intrants agricoles, depuis la semence jusqu’à la débroussailleuse mécanique, en passant par les pesticides, les herbicides, la faux, la faucille et le fil de bottelage.

Ce qui est considéré dans d’autres pays comme la pharmacie des plantes est assimilé chez nous à une épicerie de village où on fait commerce de tout ce qui marche.

La situation a commencé à échapper à toute règle professionnelle et éthique depuis la dissolution, au milieu des années 1990, des COOPSID (organisme public chargé de la commercialisation des graines et produits phytosanitaires). C’est alors que le secteur est tombé, comme un fruit mûr, entre les mains des privés dont la plupart n’ont aucune qualification particulière en la matière. Anciens agriculteurs convertis dans le commerce, négociants dont les affaires ont périclité, jeunes ambitieux attirés par un créneau relativement vierge, enfin, le tout-venant mercantile a investi un segment important de l’environnement technique agricole. Il est très rare de trouver dans une officine phytosanitaire un technicien ou un ingénieur agronome. Et pourtant, la loi réglementant ce genre d’activités est clair là-dessus: le propriétaire du magasin grainetier doit impérativement employer un spécialiste en la matière dans son officine ou être lui-même un professionnel diplômé. Hormis quelques rares cas qui se comptent sur les doigts au niveau national, cette loi reste généralement un vœu pieux. L’entorse au règlement est d’autant plus dommageable qu’il s’agit d’une activité très sensible qui commande toute la chaîne de la production agricole où l’on a souvent besoin de conseillers sérieux et connaisseurs capables d’établir les diagnostics primaires sur le terrain et de recommander les traitements adéquats, avec les dosages appropriés, que ce soit en fertilisants ou en pesticides et herbicides. En outre, certains produits, hautement toxiques ou d’usage complexe, ont réellement besoin de l’avis et du conseil du spécialiste.

Actuellement, on se contente de recommander les produits en vogue, d’importation de préférence, à sa clientèle. Dans certains cas, la science a cédé devant un charlatanisme nouvelle vague; et dire qu’il y a des ingénieurs et des techniciens en chômage qu’on aurait pu insérer dans un créneau qui commande en amont les performances de notre agriculture.

Les enjeux de la veille sanitaire

La phytopathologie, enseignée dans les instituts d’agronomie, est la science qui traite de tous les phénomènes d’attaques parasitaires (insectes, champignons,…) et des moyens techniques d’y remédier. Les autorités algériennes, conscientes de l’enjeu économique, en termes de sécurité alimentaire, que représente la protection des cultures contre les attaques parasitaires, ont mis sur pied une institution de veille sanitaire et de traitements préventifs et curatifs de toutes les pathologies végétales et autres attaques à grande échelle comme celle du criquet pèlerin. Cette structure scientifique et technique est l’Institut national de la protection des végétaux (INPV), sous tutelle du ministère de l’Agriculture et du Développement rural, régi par le décret exécutif n°93-139 du 14 juin 1993. L’institut représente l’autorité phytosanitaire nationale et exerce par conséquent les attributs de la puissance publique en la matière. Dans un opuscule où sont déclinées les principales missions de l’Institut, son directeur général écrit en préface : « Il est admis que les agriculteurs payent un lourd tribut aux maladies et aux ravageurs des cultures. Certaines estimations le situent à 30 % des récoltes alors que les invasions des criquets peuvent anéantire des récoltes entières. C’est une perte énorme qui nous rappelle les famines qui ont frappé certaines contrées à travers le monde. C’est aussi un handicap sérieux aux politiques économiques déployées par les nations en développement pour assurer leur subsistance ou réduire la facture des denrées importées. C’est pourquoi tous les pays accordent beaucoup d’intérêt à la défense et à la protection des cultures et des récoltes. Ils consacrent des moyens importants pour la maîtrise des problèmes de la phytiatrie et de phytopharmacie liés à l’alimentation et à la protection de l’environnement « .

Les missions du ministère de l’Agriculture et du Développement rural en matière de protection des végétaux sont assurées par l’INPV dont le siège se trouve à El Harrach. Les organes du service de la protection des végétaux sont : 1/Les inspections phytosanitaires installées au niveau des directions des services agricoles (DSA) de chaque wilaya. Il y a lieu de noter que les wilayas situées aux frontières sont, en plus, dotées de postes de contrôle spécifiques dépendant de l’inspection de wilaya.

2/Les stations régionales de la protection des végétaux, au nombre de 14, disposant d’un laboratoire d’analyse et de diagnostic et de parcelles agricoles pour les essais et expériences. 3/Les bases anti-acridiennes exerçant les missions de surveillance et de lutte anti-acridienne. Elles sont implantées dans les régions sahariennes et servent de base logistique pour les équipes de prospection et de traitement contre le criquet pèlerin. Doté de structures hiérarchiques bien configurées et contractant des relations fonctionnelles assez étroites avec d’autres organismes, l’INPV assure des missions très importantes en matière des protection des cultures et des récoltes. Ces missions se subdivisent en deux grands volets : mission de puissance publique (contrôle phytosanitaire aux frontières, dépistage et éradication des organismes prohibés, veille contre les fléaux des cultures, contrôle des pesticides et surveillance et lutte anti-acridienne). Mission d’utilité publique (diagnostic et expertise, études économiques et bio-écologiques de ravageurs). Il y a lieu de signaler que notre pays est signataire de plusieurs conventions de coopération dans le domaine de la protection des végétaux avec plusieurs pays et que l’Institut national de protection des végétaux représente l’Algérie auprès des organisations régionales et internationales de protection des végétaux (FAO, UMA, OPEP,…). L’invasion acridienne du milieu des années 2 000 qui a touché l’Algérie et d’autres pays voisins du Sahel et du Maghreb a mis en évidence le rôle de l’INPV en matière de protection des cultures et a fait sortir, pour le commun des citoyens, les équipes de cet Institut de leur anonymat professionnel. Notre pays a pu même prêter une précieuse assistance à des pays comme la Mauritanie en y envoyant des brigades techniques de lutte contre le criquet pèlerin. Parallèlement à cette mission qui s’exerce le plus souvent sur les territoires du Sud et des Hauts Plateaux, les équipes de protection des végétaux interviennent aussi dans le suivi et le dépistage de la maladie du ‘’bayoudh’’ touchant les palmeraies algériennes, maladie causée par un champignon appelé Fusarium Oxysporum albiddinis. Le laboratoire central d’El Harrach qui s’occupe des diagnostics et des études bio-écologiques a été sollicité au début de la décennie en cours pour le dépistage de Ralstonia Solanacearum, bactérie apparue dans certains pays européens producteurs de semences de pommes de terre. Plus de 21 000 échantillons de semences prélevés dans les cargaisons importées sont analysées annuellement. Le laboratoire a également contribué au dépistage de la bactérie Clavibacter michiganensis dans les exploitations de production de pomme de terre du littoral, travail qui a permis de lever les mesures d’interdiction grevant l’exportation de la pomme de terre de consommation algérienne vers le marché européen. D’autres études spécifiques aux maladies présentes dans certaines wilayas sont également menées par l’INPV. Dans un contexte économique mondial caractérisé par un accroissement des échanges et par la volonté de l’Algérie de s’insérer dans les grands marchés régionaux et internationaux, les missions des organismes de contrôle et de veille sanitaire afférents aux produits agricoles (semences, cultures et récoltes) vont davantage s’affermir et se diversifier pour constituer un gage de garantie qualitative et technique du produit algérien ainsi que pour contribuer à l’amélioration du niveau de la sécurité alimentaire du pays.

L’exemple de la lutte anti-acridienne

Juste avant les moissons de l’été dernier, des essaims de criquets ont été furtivement aperçus dans le ciel des Hauts Plateaux de Laghouat. La panique des agriculteurs n’avait d’égal que leur espoir d’une récolte exceptionnelle de blé à la faveur d’une pluviométrie généreuse du printemps 2008. L’image du criquet est liée à une histoire difficile et tumultueuse que les Algériens ont eu avec la terre et ses produits. Le nom du criquet pèlerin (Schistocerca gregaria) est lié dans l’imaginaire collectif en Algérie et au Maghreb à la famine et à la disette qu’il est capable de provoquer et qu’il provoque souvent sous les latitudes du Maghreb et des pays du Sahel. En 1867, quatre années après le mise en application des lois du Sénatus-Consulte par lesquelles les Algériens furent expulsés de leurs terres, les nuées de criquets qui ont envahi l’Afrique du Nord ont fait en Algérie plus de 500 000 morts suite à la famine. Certains scientifiques évoquent la possibilité que des civilisations des temps proto-historiques aient été anéanties et effacées suite à des invasions de criquets. En tout cas, les invasions acridiennes ont marqué depuis la nuit des temps la mémoire de l’humanité. L’espèce pèlerine et la seconde espèce, le criquet migrateur (Locusta migraria), sont bien adaptées aux invasions périodiques de vastes territoires qu’elles ravagent totalement au point de mettre rapidement un terme à leur propre expansion par épuisement des ressources alimentaires et afflux des ennemis (prédateurs) naturels. Le criquet migrateur se rencontre à l’état solitaire dans la boucle du Niger, tandis que l’espèce pèlerine est inféodée aux massifs montagneux sahariens, aux pourtours de la mer Rouge et à la région indo-pakistanaise. Le professeur en écologie Robert Barbault indique que le déclenchement des phases d’invasion est sans doute lié à des changements climatiques périodiques qui favorisent le processus de grégarisation du criquet à la suite de quoi il devient migrateur. Ce phénomène conduit à la formation de gigantesques essaims capables de franchir des distances considérables (plusieurs milliers de km). Au printemps 1988, les criquets en provenance d’Algérie ont été retrouvés en Sicile et sur l’île de Malte. En 1958, des essaims partant de la Mauritanie ont franchi l’Atlantique pour atterrir dans le îles du Cap-Vert. La lutte contre le criquet se fait par le ramassage et la destruction des individus (lorsque les essaims sont de faible ampleur), l’emploi d’insecticide puissant comme le Dieldrine (20 g. de matière active diluée pour un hectare), l’utilisation des barrières de toile ou de zinc contre le déplacement des bandes de larves. Les grands efforts sont dirigés vers les régions où s’effectue le passage de la forme solitaire à la forme grégaire. Le criquet s’attaque à tous les végétaux (céréales, maraîchages, prairies, parcours, arbres fruitiers, jeunes reboisements). Lorsque la taille des végétaux est petite (blé, légumes, fourrages herbacés), les ravages du criquet vont jusqu’à raser complètement la parcelle comme si une moissonneuse-batteuse est passée par là. C’est pourquoi, dans la mémoire populaire, le nom du criquet demeure maudit.

Amar Naït Messaoud

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