Le brassage culturel, la disparition des complexes régionalistes et des préjugés, la connaissance directe des hommes et des lieux ne peuvent se réaliser qu’en s’offrant au grand air d’une Algérie vaste de ses 2,4 millions de km2. Il s’agit d’aller sur les chemins, les routes, les pistes et les raidillons de ce beau et vaste pays. Notre système d’enseignement tarde à faire aimer leur pays aux élèves. En tout cas, il n’a pas fait beaucoup de preuve d’imagination dans ce sens. L’hymne national, chanté quotidiennement dans les cours des écoles est loin de suffire à cette noble et dure entreprise. Pour les cours de botanique et de géologie, rares sont les établissements qui prévoient des sorties sur le terrain. Sous d’autres cieux, la première connaissance géographique est celle relative au village et à la commune où résident les élèves. En prenant connaissance des roches, de la nature du sol, des ruisseaux, des plantes et des bestioles qui composent le paysage local, l’écolier commence à se fixer dans un ‘’pays réel’’, une terre qu’il apprendra à aimer. C’est lui éviter, ainsi, la haine de soi et le complexe de l’étranger, paradis pathologiquement magnifié jusqu’au stade de l’esprit ‘’harraga’’. Or, pour peu que nos potentialités naturelles soient rationnellement exploitées et que nos gisements culturels intelligemment préservés et mis à la disposition de la communauté, le vrai paradis est bien ici, chez nous.
La géographie physique et humaine de l’Algérie offre une étonnante diversité. Pour chaque massif, ville ou bourgade abordée, il est fait appel à un large fonds lexical et à un trésor d’images permettant de restituer une partie des choses vues et de rendre compte des sentiments et sensations du visiteur.
Un massif à forte personnalité
Cette complexité d’images et de mots est surtout mise à l’épreuve dans ces incursions dans le massif de l’Aurès. Cette masse d’information est composée d’observations faites sur le terrain au cours de plusieurs visites, de lectures de documents géographiques et de notes historiques.
Les massif des Aurès, qui fait partie de la chaîne de l’Atlas saharien, se pose presque en pyramide entre trois villes chefs-lieux de wilaya : Batna, Khenchela et Biskra. A l’intérieur de ce triangle, s’élèvent des pics, se dressent des falaises, s’alignent des plateaux et se creusent de profondes vallées. Ces éléments de la nature abritent des populations rurales dans des villages et bourgades édifiés depuis des siècles, voire deux millénaires.
Le géographes et les sociologues prêtent une forte personnalité au massif des Aurès. Son relief et sa population lui ont valu parfois le nom de la ‘’Kabylie du Sud’’. L’universitaire et géographe Marc Côte écrit dans le manuel ‘’Géographie de l’Algérie’’ (publié à la fin des années 60) : « L’Aurès se présente comme un haut bastion limité à l’Ouest par la grande dépression de Batna, à l’Est par la vallée de l’Oued Larab, et tombant très brutalement au-dessus des plaines sur ses faces Nord et Sud. Il domine de 1300 m au Nord les hautes plaines situées à 1000 m d’altitude, et de 1800 m au Sud la cuvette des Grandes Chotts (situées au niveaux de la mer). C’est un massif montagneux difficile d’accès, peu aéré. Il est dissymétrique : les versants longs s’abaissant vers le Sahara, les sommets se dressant en promontoires face au Nord ».
Deux points culminants de l’Algérie du Nord sont supportés par le massif des Aurès : Djebel Mahmed à 2321 m et Djebel Chélia à 2328 m d’altitude. La géologie de l’Aurès est bâtie sur la base des calcaires et des marnes. Le type de structure est fait de larges ondulations synclinales et anticlinales qui se succèdent. Les masses anticlinales sont aplanies, dominent les synclinaux largement ouverts vers le Sud et qui donnent quelque aération au massif. Tout l’Aurès central est ainsi bâti autour de l’axe symétrique que représente Djebel Azreg.
Marc Côte constate : « Tout l’Aurès est en contraste. Le versant Nord porte des forêts de chêne vert et, en altitude, de belles cédraies qui couronnent les sommets des grands anticlinaux sur sol gréseux siliceux. Le versant méridional ne porte que des forêts xérophiles de pin d’Alep et de genévrier de Phénicie qui font place, plus loin vers le Sud, à la steppe, et dans le fond des vallées, aux palmeraies ».
L’Aurès fait ainsi cohabiter, à 30 km de distance, le cèdre et le palmier ! L’on moissonne le blé en juin dans le nord, en mai dans le centre et en avril dans les palmeraies. L’Aurès met directement en contact le Tell et le Sahara. Aucune région du Maghreb ne présente de telles oppositions. L’histoire tumultueuse de la région, depuis la conquête arabe jusqu’à la guerre de Libération (wilaya I), a forgé le caractère des habitants et la sociologie aurésienne.
Dans son livre sur ‘’La femme chaouia de l’Aurès’’ (1929, réédité par Chihab-Awal en 1998 et préfacé par Tassadit Yacine), l’ethnologue Mathéa Gaudry écrit : «Farouchement indépendants, comme les gens de montagne, les chaouia furent, au cours des âges, toujours prêts à la révolte, et leur histoire impétueuse et négative entre toujours en tourbillon dans l’histoire du Maghreb. Aujourd’hui encore, la liberté leur est chose si indispensable qu’il n’est pas rare de les voir dépérir de langueur au cours d’une détention prolongée ; ils ne sont cependant pas ennemis de l’autorité ; ils la respectent même lorsqu’elle sait se présenter à eux sous la forme de la justice, car elle répond alors à leur sens impérieux de l’équité. Individualistes et égalitaires, ils sont cependant profondément unis à leur famille, à leur tribu, et resserrés dans l’indivision à la faveur de leur pauvreté. Animés du plus vif sentiment de propriété, imbus de particularisme et attachés à la parcelle de terre que les nécessités économiques les obligèrent à gagner par les armes, ils ne pourraient, comme font les Kabyles ou les Mozabites, s’en éloigner pour aller travailler dans les villes : la nostalgie les ramènerait aussitôt en Aurès ».
Cela se passait au début du 20e siècle. Pendant la guerre et à l’Indépendance, outre l’émigration en France, un exode massif a eu lieu vers les villes du massif, note Marc Côte. C’est ainsi que Batna et Khenchela, situées au pied même de l’Aurès, sont les deux villes du Constantinois dont la population s’est le plus accrûe de 1954 à 1966. Aujourd’hui, l’émigration continue, mais vers les villes lointaines qui offrent plus de débouchés de travail comme Alger et Oran. Cette émigration se fait souvent par relais : des familles rurales qui s’installent à Batna y remplacent les vieilles familles citadines qui sont partie à l’Ouest ou au Centre.
El Kantara : la ligne de démarcation
Sur le chemin de Biskra, se trouve la station des Tamarins. La route trace des sinuosités aiguës au niveau de Djebel Bouza. Sur la droite, les gorges de Tilatou formées par les escarpements du mont Sebiba, déversent leurs eaux limpides dans l’Oued El Haï. La route descend, perd brusquement de l’altitude, pénètre comme par enchantement dans une brèche inattendue de montagne, sépare les crêtes de Malou Chergui de Malou Gherbi et met le cap sur une féerie, un spectacle qui aveugle les yeux par sa beauté et qui laisse le voyageur sans voix. Nous sommes bel et bien à El Kantara ! Une ville-oasis sise à 514 m d’altitude. La lame de crête qui la surplombe à l’Est 1032 m et celle qui la domine de l’Ouest à 942 m constituent de véritables colonnes d’Hercule.
En faisant un voyage dans la région au 19e siècle, l’écrivain Eugène Fromentin écrit dans son récit ‘’Un été au Sahara’’ : «Ce passage est une déchirure étroite qu’on dirait faite de main d’homme, dans une énorme muraille de rocher de 3 ou 4 pieds d’élévation. Le pont de construction romaine est jeté en travers de la coupure. Le pont franchi, et après avoir fait cent pas dans le défilé, vous tombez, par une pente rapide, sur un charmant village arrosé par un profond cours d’eau et perdu dans une forêt de 25 000 palmiers. Vous êtes dans le Sahara.
Grâce à cette situation particulière, El Kantara, qui est, sur cette ligne, le premier des villages sahariens, se trouve avoir ce rare privilège d’être un peu protégée contre les vents du désert et de l’être tout à fait contre ceux du Nord par le haut rempart de rochers auquel il est adossé. Les palmiers, les premiers que je voyais ; ce petit village, couleur d’or, enfoui dans les feuillages verts chargés de feuilles blanches du printemps. Le soleil allait se coucher et dorait, empourprait et émaillait de feu une multitude de petits nuages détachés du grand rideau noir étendu sur nos têtes et rangés comme une frange d’écume au bord d’une mer troublée. Au-delà, commençait l’azur ; et alors, à des profondeurs qui n’avaient pas de limites, à travers des limpidités inconnues, on apercevait le pays céleste du bleu. Des brises chaudes montaient avec je ne sais quelles odeurs confuses et quelle musique aérienne au fond de ce village en fleurs ; les dattiers, agités doucement, ondoyaient avec des rayons d’or dans leurs palmes ; et l’on entendait courir des bruits mêlés aux froissements légers du feuillage, à des chants d’oiseau, à des sons de flûte ».
En route vers Ahmar Khaddou
Le pays profond de l’Aurès est représenté par cette ligne fictive, légèrement ondulée, qui va de Ménaâ à Bouhmama, dans la wilaya de Khenchela, en passant par Teniet El Abed, Arris et Medina. Le cœur battant de toute cette mosaïque est sans aucun doute le mythique Arris. C’est, en quelque sorte, la barycentre de cette configuration géographique et humaine propre au système montagneux auressien. Pour y arriver, nous empruntons la RN 31 qui vient de Batna, passe par Lambèse, Markounda, Tiguenzaz, Foum Ksantina et El Hadjadj. La route monte laborieusement révélant à chaque virage des horizons découpés en dents de scie par les lames et les pitons des monts d’en face. Nous étions à 1200 m d’altitude sur les hauteurs de Lambèse, nous devons encore monter jusqu’à 1700 m pour que la route commence à amorcer la descente. La beauté des lieux, le panorama féerique et l’ambiance de l’authenticité vous enveloppent d’envoûtement et vous soustrait à vos préoccupations routinières et terrestres. Des sites plein de solennité, dignes d’un pèlerinage païen qui nous hèlent pour aller discrètement à leur rencontre. À partir du col de Bouighyal, perché à 1682 m, le regard du visiteur plonge dans les premières pentes de la mystérieuse vallée de l’Oued Labiodh, laquelle, à 50 km plus au Sud, est sculptée en terrasses naturelles : ce sont les balcons du Rhouffi. Cette vallée prend naissance au point culminant du Chélia trônant à 2326 m d’altitude. La bassin hydrographique de l’Oued Labiodh est renforcé par les apports des monts Ichmoul et Zellatou, draine les villages et hameaux proches d’Arris : Medina, El Hadjadj, Bousedda, Tagrout Amar, Belhiout, Tahentout. Cette vallée se resserre aux gorges de Tighanimine, puis s’ouvre brusquement pour donner naissance à la pénéplaine sur laquelle reposent les bourgades de Taghit, Tiffelfel, Ghassira et Oued Labiodh. Les berges, les bourrelets et même les talus sont exploités par les mains calleuses et pleines de dextérité des hommes et des femmes auressiens. Car ici, il faut le souligner, la femme intervient dans la presque totalité des travaux des champs : semis, sarclage, arrosage, récolte. L’arboriculture fruitière, pratiquée sur des versants parfois abrupts, forme un tissu qui continue merveilleusement la forêts de cèdre perchée à 2000 m d’altitude. La montagne d’Ahmar Khaddou, tournant sa face dans la direction de Biskra, mêle ses eaux à la vallée de l’Oued Labiodh, et tout le courant liquide ira se reposer dans le barrage de Foum Kherza. La vallée continue jusqu’à Chott Melghigh, dépression au sud de Biskra ayant une altitude négative ( -37 m ), et que le légendaire homme politique Rabah Bencherif voulait, au début des années 1990, transformer en mer intérieure via un canal qui viendrait du golfe de Gabès (Tunisie).
Mythique Ghouffi
Arris est une agglomération moyenne de la wilaya de Batna d’environ quarante mille habitants ; une ancienne commune mixte du temps de la colonisation. Son territoire couvre la partie ouverte de la vallée à 1200 m d’altitude, au pied du mont Taguechrirt ( 1901 m ). Depuis la plus haute antiquité, l’habitat s’est stabilisé dans la région d’Arris ; c’est pourquoi, une certaine harmonie de l’activité agricole, jouant sur l’association des céréales, du maraîchage, de l’arboriculture et l’élevage est fortement établie. L’urbanisation, rampante, sur la plus grande partie des Aurès, n’a pas encore détruit l’ancienne typologie de la construction propre au monde rural. Les chèvres et les moutons des bourgades limitrophes (M’zata, Bouseda, El Hamra, Tagrout Igrassirène,…) se rencontrent sur les rives du cours d’eau principal ou bien sur l’Oued El Anza, au pied de la lame rocheuse de Zellatou. La vallée se rétrécit au fur et à mesure que l’on perd de l’altitude jusqu’aux légendaires gorges de Tighanimine qui sont excavées par la nature à 870 m d’altitude depuis l’ère tertiaire. Tout au long du défilé étendu et étroit qui prend parfois l’aspect d’un véritable canyon, des hameaux et des masures sont incrustés dans les parois rocheuses sous formes de repaires. On rencontre parfois des chaumières et des maisons suspendues aux sommets des crêtes comme on en rencontre très souvent en Haute Kabylie.
Il en est ainsi de Tabahalit, Ghiuffi, Ouled Mansour, Ouled Mimoun, villages qui, à partir de leurs hautes murailles, dominent les premières percées du Sahara septentrional. L’état des routes et des pistes, l’aspect délabré et vétuste de beaucoup de demeures nous renseignent quelque peu sur le degré de développement de la région qui reste en deçà des espérances nées de la guerre de Libération. « Malgré la beauté et le charme incontestables, se lamente un enseignant, l’on ne peut pas vivre seulement d’amour et d’eau fraîche. Une véritable politique de désenclavement s’impose avec un soutien aux vergers familiaux. Après l’agriculture et l’hydraulique, ajoute notre interlocuteur, les pouvoirs publics doivent promouvoir le tourisme. Sachez que c’est un secteur en jachère qui n’a bénéficié d’aucune infrastructure, et vous constaterez par vos propres yeux les sites magnifiques de l’Oued Labiodh. Il faut être peut être aveugle pour ne pas se rendre compte de cette réalité ».
Travaillant à Arris, notre compagnon ne cesse de parler comme un poète amoureux des falaises, des galets et des eaux cristallines de la rivière. Mais, il s’inquiète sérieusement du chômage qui pèse sur la majorité des jeunes et des taux de déperdition scolaire dans les campagnes. Qui a dit que le trafic et la consommation de stupéfiants sont l’apanage des grandes villes et des zones frontalières ? La drogue a acquis ‘’droit de cité’’ dans certaines zones très reculées des Aurès et certains bergers servent même d’intermédiaires très actifs. Des villages et hameaux situés près de Ghassira (Ouled Abed, Messaouda, Tiffelfel, Rounda, Taghit, T’Kout, …) ont commencé à s’organiser au début des années 2000 en associations s’inspirant du Mouvement citoyen de Kabylie pour revendiquer leurs droits sociaux, économiques et culturels. Avancés dans notre itinéraire, nous sommes déjà loin de la ville de Batna, située exactement à 94 km d’ici. Et ce sont les fameux balcons du Ghouffi qui nous interpellent de toute leur force aimantée. Sur ce balcon, véritable belvédère, nous dominons du regard le lit de l’Oued Labiodh dont l’eau serpente au fond d’une gorge. Les rives immédiates de l’oued sont garnies de palmeraies et de jardins auxquels s’ajoutent l’armoise, les touffes d’alfa et d’autres plantes ligneuses très variées. Sur les falaises, nous apercevons des grottes karstiques à plusieurs endroits et qui, nous apprend-t-on, étaient habitées jusqu’à un passé récent par des hommes.
Sur presque 30 km, l’Oued Labiodh reste profondément encaissé, allant de défilé en défilé. Il passe par Banian, Takroumt Aouana, atterrit à M’Chounèche, s’élargit à El Hable et, enfin, alimente le barrage de Foum Kherza, sis à 20 km à l’Est de Biskra. Un affluent de l’Oued Labiodh, la rivière Chenaouara, abrite lui aussi des beautés mystérieuses et picaresques qui ne manquent pas de merveilleusement intriguer le visiteur. La vallée de Chenaoura prend naissance à Ras Berdoun ( 1981 m ) et draine les villages de Boucetta, Hembla, Chenaoura, El Ksar et T’Kout. Ce dernier est réputé pour ses jardins aménagés et cultivés en sous-étage à l’ombre des palmiers. Une route venant de Ghassira passe par T’Kout et monte au col de Ferhous, puis descend dans la vallée de l’Oued Tadjemoul. Ici, on rencontre une immense grotte qui s’ouvre sur la façade d’une falaise : il s’agit du refuge de la Kahina, l’indomptable reine berbère. Ce refuge est suspendu à 800 m d’altitude et est surplombé par les monts Mezbel ( 1566 m ) et Taktioutt ( 1931 m ), le tout faisant partie de la gigantesque façade d’Ahmar Khaddou.
Amar Naït Messaoud