“Awal d-wuzzal” : Cheikh Aheddad*

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Ce soulèvement a opposé au pouvoir colonial une alliance de trois résistances : l’aristocratie des Ath Mokrane, maîtres des plaines de Medjana, l’aristocratie religieuse, la zaouïa de Chellata avec le Bachagha Ben Ali Cherif qui avait le pouvoir sur une grande partie de la vallée de l’Oued Sahel-Soummam et l’ordre de la confrérie de la Rahmania avec la famille Aheddad.

Par : Moumouh Icheboudène*

La parole et les armes, awal d’wuzzal (disait la tradition kabyle pour qualifier homme d’honneur)… Mais il est certain que dans ce rapport de force triangulaire qui opposait le pouvoir colonial aux aristocraties guerrière et religieuse, la Kabylie n’est pas entrée en insurrection pour animer une “démonstration de cavaliers” : autrement dit, les Kabyles ne se sont pas battus pour défendre les titres de Caïd ou de Bachagha, contre le régime colonial.

Le nom de la famille Aheddad est inséparablement associé à celui de la Rahmania*. Cette confrérie fut le fer de lance de l’insurrection de 1871, qui a soulevé toute la Kabylie et au-delà contre l’ordre religieux, elle descendait de forgerons, imprimant, ainsi, à la Rahmania un caractère très particulier. L’importance que prenait cette confrérie, en Kabylie, depuis les débuts de la conquête qui a admis aussi les femmes et qui se distinguaient par leur ferveur, inquiète sérieusement les autorités françaises. Cette confrérie fut étroitement surveillée. Son implication dans l’insurrection, avérée, s’inscrit dans la poursuite de la lutte contre l’ordre des colons : cette deuxième insurrection, pour la Kabylie, prolongeait celle de 1857, dans laquelle la Rahmania avait joué un rôle très actif (du temps de Si El Hadj Amar). Ce soulèvement a opposé au pouvoir colonial une alliance de trois résistances : l’aristocratie des Ath Mokrane, maîtres des plaines de Medjana, l’aristocratie religieuse, la zaouïa de Chellata avec le Bachagha Ben Ali Cherif qui avait le pouvoir sur une grande partie de la vallée de l’Oued Sahel-Soummam et l’ordre de la confrérie de la Rahmania avec la famille Aheddad. Cette dernière avait une position intermédiaire : elle exerçait un pouvoir spirituel sans partage sur toute la montagne kabyle et, les deux fils du Cheïkh étant Caïd, leur pouvoir politique s’étendait sur une partie de la Soummam et entrait en concurrence avec celui de Ben Ali Cherif qui avait été nommé pour contrecarrer la suprématie de la Rahmania. Il y avait donc, aussi une lutte pour l’hégémonie entre les trois aristocraties. C’est dans ce contexte que fut conclu entre la famille Aheddad et le Bachagha El-Mokrani l’alliance tactique qui allait engager la Kabylie dans l’insurrection. Cette alliance conclue à la fin du mois de mars 1871, amène Aziz, le fils du Cheïkh, à prononcer publiquement, en présence de son père, à Seddouk, une prière pour l’extermination des Français. Cette coalition de la Rahmania s’étendait au-delà de la Kabylie, son épicentre, sur une importante part du centre de l’Algérie ; pour l’insurrection, cependant, son recrutement fut principalement sinon exclusivement kabyle. L’appel au djihad est bien un appel à la guerre sainte. A partir du texte de la proclamation de Cheïkh Aheddad et des déclarations de son fils Aziz. Si le motif religieux fut incontestable, on se rend compte que l’argument décisif, pour entraîner dans le mouvement, certains qui auraient eu la velléité de résister à la pression des Khouan fut d’ailleurs fourni par El Mokrani et habilement propagé et commenté par les émissaires de Aziz. Il consistait à affirmer que le nouveau pouvoir civil allait prendre la terre aux indigènes pour la distribuer au colons. Le mobile profond de cette révolte fut donc bien, la défense de cette valeur sacrée par-dessus tout, (pour un Kabyle) qu’est la terre. Que l’imposante force des insurgés kabyles, ait été utilisée comme arme, contre le pouvoir français est un fait, mais il est certain que dans ce rapport de force triangulaire qui opposait le pouvoir colonial aux aristocraties guerrière et religieuse, la Kabylie n’est pas entrée en insurrection pour animer une “démonstration de cavaliers” ; autrement dit, les Kabyles ne se sont pas battus pour défendre les titres de Caïd ou de Bachagha contre le régime civil colonial. Dans le cadre de la conception kabyle de l’honneur, la terre (Tamurt en kabyle signifie aussi la terre, le sol, le pays) était une des raisons pour lesquelles tout homme était tenu de braver la mort. C’est aussi cet attachement viscéral à la terre qui explique l’inflexible détermination mise dans la lutte. Cette résolution fut telle que la France avait craint pour sa présence, non seulement en Kabylie, mais dans toute l’Algérie, désormais ! Entre le 8 avril, date de l’appel du djihad lancé par Cheïkh et le 13 juillet 1871, date de la reddition, les combats ont atteint une intensité maximale en Kabylie. Le vieux pontife octogénaire, son âge, sa figure émaciée par toute une vie d’ascétisme et de réclusion, la dignité de son attitude frappèrent les plus indifférents et les plus incroyants des militaires. Les auxiliaires indigènes demandent à leurs supérieurs, la permission, d’aller baiser la main du vieux Cheïkh. Il reçut les marques de déférence et du respect de la part de ceux-là mêmes qui l’avaient combattu avec le plus d’ardeur. Le 18 juillet, il arriva à Bougie, Bgayet et fut enfermé au fort Barral. L’arrestation du Cheïkh a été précédée par celles de ses fils, Aziz à Aït Hichem le 30 juin et M’hamed sur la route menant vers Bougie le 2 juillet 1871. A l’énoncé de la condamnation, Cheïkh Aheddad déclara : “Vous m’avez condamné à cinq ans, mais Dieu ne m’a accordé que cinq jours”.

Une vingtaine d’années plus tard, d’autres Kabyles, des mêmes régions, se sont insurgés, contre le colonialisme. La détermination du peuple à sauvegarder à tout prix, ce qui était sien et à braver l’ennemi… et on les appela les bandits d’honneur, pour certains.

M. I. écrivain

* Cheikh Mohammed-Ameziane Ben Ali

* L’Ordre religieux, fondé par si Abderrahmane Bou Gobrine dont la zaouia était à Beni Smaïl de Draâ El-Mizan

-Documentation / DBK

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