Un pacifiste révolutionnaire

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L’assassinat de Mouloud Feraoun et celui de ses collègues ont lieu à quelques jours du cessez-le-feu. Le jour des obsèques des six victimes, le dimanche 18 mars 1962, la radio annonce la fin des combats en Algérie à 16 heures.

L’INSTRUMENTALISATION D’UNE PERSONNALITÉ COMPLEXE

Les centres socio-éducatifs ont été créés par un arrêté du 27 octobre 1955, signé par le gouverneur général Jacques Soustelle à l’initiative de Germaine Tillion. Leur objectif est de scolariser tous les enfants en permettant à ceux qui ont quitté le système scolaire de le réintégrer. Parallèlement, ils proposent aux familles une aide médicale et sociale. Ils sont donc polyvalents mais rattachés à l’Éducation nationale et en 1960, une centaine d’entre eux fonctionnent en Algérie. Ils ont toujours été suspects aux yeux des partisans de l’Algérie française car ils prônent une coopération entre les communautés tandis qu’ils suscitent la grogne des autorités militaires : ces centres sont, à leurs yeux, des concurrents des SAS et sont soupçonnés de collusion avec le FLN. Ils sont «intérieurement, un peu pourris», dit d’ailleurs d’eux le général Massu qui poursuit : «Néanmoins, ils avaient fait du travail… et j’ai fait ce que j’ai pu pour, quand même, les épurer sans les casser». Le personnel des CSE est en effet inquiété par deux fois. En 1957, d’abord, dix-sept membres sont arrêtés. L’un disparaît, certains sont torturés, comme Nelly Forget dont le cas est resté célèbre. Finalement, le tribunal militaire d’Alger ne condamne qu’une seule de ces dix-sept personnes, blanchissant les seize autres des accusations fomentées contre elles par l’armée. Puis, en 1959, vingt membres sont arrêtés et, de nouveau, seuls quatre d’entre eux sont condamnés par la justice à des peines de quelques mois de prison avec sursis, ce qui prouve la légèreté des accusations retenues contre eux.

Le 15 mars 1962, l’OAS s’attaque donc à une structure de coopération, suspecte aux yeux des adversaires de la négociation et de la parole nouée entre Européens et Algériens. Le commando fait irruption vers 10 h 30 au siège des CSE où sont réunis six responsables : Max Marchand, chef des CSE, inspecteur d’académie précédemment en poste à Bône, muté à Alger après un attentat contre son domicile en 1961 ; Mouloud Feraoun et Ali Hammoutène, directeurs adjoints des CSE ; Marcel Basset, chef d’un centre de formation ; Robert Aimard et Salah Ould Aoudia, inspecteurs des CSE. Tous sont des fonctionnaires de l’Éducation nationale. Le commando les fait sortir dans la cour du bâtiment et les mitraille d’une centaine de balles. Les auteurs de ce crime n’ont jamais été punis ni clairement identifiés, sauf Roger Degueldre qui dirigeait le commando OAS du secteur d’El Biar où l’assassinat a eu lieu.

Destin tragique de Mouloud Feraoun dont l’assassinat et celui de ses collègues ont lieu à quelques jours du cessez-le-feu. Le jour des obsèques des six victimes, le dimanche 18 mars 1962, la radio annonce la fin des combats en Algérie à 16 heures. En fait, ces assassinats s’inscrivent dans une vague de violence terrible de l’OAS qui a commis plus de 600 attentats durant le seul mois de mars 1962, dans le but de torpiller toute tentative de paix sur le territoire algérien. Cet assassinat reste le moment le plus évoqué en France de la biographie de Mouloud Feraoun. En effet, le lendemain de sa mort, la presse métropolitaine revient longuement sur l’écrivain et le présente comme l’ami de certains de ses pairs français reconnus et célébrés. Le Figaro signale qu’il était l’ami d’Albert Camus, Libération et Le Monde ajoutant Jules Roy et Emmanuel Roblès. Si Le Figaros s’en tient à cette seule présentation, les deux autres quotidiens développent chacun l’aspect de la vie de Mouloud Feraoun convenant le mieux à leurs options : Le Monde retient l’écrivain présenté comme «un des plus probes et des plus significatifs de la culture originale qui s’est développée sur la terre d’Algérie et l’un de ceux qui y faisait le plus honneur à la civilisation française». C’est donc le modèle d’une intégration réussie que célèbre Le Monde. Libération, quotidien alors communiste, insiste sur son origine pauvre : il était issu d’une «famille illettrée de fellahs kabyles» et son père «venait chaque année travailler en France soit dans les mines, soit clans les usines automobiles». Curieusement, dans L’Express, Jules Roy fait de la littérature de Mouloud Feraoun la cause de son assassinat alors qu’il n’en est rien : pour lui, Mouloud Feraoun a été tué «parce qu’il osait conter son enfance pauvre et son pays, son attachement à ses amis, à sa patrie». Pourtant, les centres socio-éducatifs étaient clairement la cible des tueurs de l’OAS.

Le parti pris de Mouloud Feraoun pour l’indépendance de l’Algérie n’est pas connu au moment de son décès. Son Journal n’a pas encore été publié et les éléments dont disposent les rédacteurs de notices nécrologiques ne peuvent leur laisser entrevoir cette détermination de l’écrivain. L’indépendance n’est jamais mentionnée dans ses romans ou ses articles, dont la lettre à Albert Camus parue dans Preuves en 1958 ou le message rédigé juste après la mort de celui-ci, paru dans la même revue en 1960. Mouloud Feraoun met l’accent sur la nécessaire fraternité entre les Algériens et les Français d’Algérie dont il déplore l’activisme : «Quant à Camus, il n’est plus là pour assister au spectacle de ses compatriotes en délire», écrit-il. L’image construite au moment du décès de Mouloud Feraoun est donc celle d’un Algérien acculturé image rassurante de l’instituteur kabyle formé à l’école française, écrivain de langue française, bonne conscience du système colonial.

La publication de son Journal ne corrige qu’imparfaitement ce cliché. Claude Roy, dans Libération, en donne le résumé le plus fidèle : «Il y avait par exemple un Algérien qui pensait à la fois que l’Algérie n’est pas la France, que l’indépendance était souhaitable et nécessaire, que l’attitude de la France n’ouvrait pas d’autre voie à cette indépendance que celle de la violence, que les maquisards étaient ses frères mais que ses frères n’étaient pas des saints, ni des purs, que des milliers de Français étaient des bourreaux et des tortionnaires, mais qu’il lui était impossible de haïr les Français en bloc et de s’amputer de la culture française». Mais Max Pol Fouchet dans L’Express et Pierre-Henri Simon dans Le Monde occultent, eux, la prise de position en faveur de l’indépendance de Mouloud Feraoun, pour évoquer son déchirement face aux événements. Tous deux citent le passage dans lequel Mouloud Feraoun s’interroge sur son identité et refuse l’étiquette de Français, fictive à ses yeux. Pour la presse métropolitaine, Mouloud Feraoun continue donc d’incarner l’espoir finalement déçu de la formation d’une troisième force en Algérie, reposant sur des Algériens qui ont connu une promotion sociale grâce à la France et qui soutiendraient donc la France contre la revendication d’indépendance. Mouloud Feraoun en a eu conscience puisqu’il a été sans cesse courtisé par les militaires qui, par exemple, l’invitaient aux réceptions officielles. En juin 1956, alors que le général Olié dit de lui «nous avons confiance en lui», il confie à son Journal : «Tout ceci est très flatteur pour moi. Mais je crois que dans l’autre camp également, je bénéficie de la même estime, de la même confiance et aussi de la même méfiance. Je suis en équilibre sur une corde bien raide et bien mince. Disons que cette semaine, j’ai sans doute donné l’impression aux maquisards que je penche du côté français. Ils savent bien pourtant que dans ma situation je ne puis éviter ces réceptions officielles… Il me restera à décliner la prochaine invitation officielle pour rétablir un précaire équilibre». Et se reprenant, il conclut ce passage sans ambiguïté : «Pas seulement pour cela. Car en toute simplicité je me refuse à être du côté du manche. Je préfère souffrir avec mes compatriotes que de les regarder souffrir ; ce n’est pas le moment de mourir en traître puisqu’on peut mourir en victime».

Malgré l’expression de tels sentiments dépourvus d’équivoque, Mouloud Feraoun souffre en Algérie d’une relative occultation. Christiane Achour constate ainsi qu’il est présent en raison de son assassinat dont l’anniversaire est commémoré. Une plaque a été posée sur le mur de l’exécution des six fonctionnaires des centres socio-éducatifs et, chaque année, une cérémonie est organisée en leur mémoire. De plus, des extraits des livres de Mouloud Feraoun sont utilisés dans les manuels scolaires pour l’apprentissage du français par les jeunes Algériens mais Christiane Achour a repéré une manipulation des textes retenus et notamment, deux types de coupures. Les premières coupures ont trait à toute référence explicite à la France. Par exemple, dans la phrase : «Quelques habitations prétentieuses ont été construites récemment grâce à l’argent de la France», l’expression « grâce à l’argent de la France» a disparu ; ou encore, dans le passage : «Je le trouvais gentil, moi. Et pendant que tu lui parlais kabyle, il répondait en français. Il est bien élevé tu sais», la phrase du milieu, « Et pendant que tu lui parlais kabyle, il répondait en français» a été supprimée ; de même, tous les passages ou allusions à la mission protestante, où Mouloud Feraoun a vécu et qu’il décrit dans Le fils du pauvre, sont éliminés. Le deuxième type de coupures est lié à ce dernier exemple. Il s’agit des passages exprimant un certain scepticisme religieux, comme lorsque Mouloud Feraoun décrit la mosquée de Tizi-Ouzou et qu’il note : «C’est vide et désolant de simplicité. Les vieux qui vont y prier ont l’air d’appartenir à un siècle révolu». D’après Christiane Achour, les textes de Mouloud Feraoun sont transformés en une sorte de «catéchisme» et elle s’interroge : «Pourquoi transformer en catéchisme une oeuvre aussi marquée par la colonisation ?». Les passages descriptifs sont privilégiés au détriment des autres et les textes sont donc étudiés pour mettre en valeur des postulats moralisateurs simples et transmettre aux jeunes l’attachement à la terre natale. C’est une fois encore la complexité d’une identité mêlant des composantes diverses qui est gommée.

L’étude de la vie et de l’oeuvre de Mouloud Feraoun conduit à des réflexions ancrées dans le présent : sur la question identitaire, il incarne la possibilité d’une identité algérienne plurielle, faisant place au kabyle, au français, à l’islam. Par ailleurs, la leçon qu’il donne est toute de nuance et de subtilité puisqu’il ne se laisse pas enfermer dans les catégories simples, voire simplificatrices, que la guerre a formées. Il apporte un démenti à certains raisonnements conduisant à des postulats réducteurs : le destin de Mouloud Feraoun montre que devenir instituteur et s’intégrer à la culture française ne font pas automatiquement adhérer à l’Algérie française ; les études de Christiane Achour montrent qu’utiliser le français n’est pas synonyme d’allégeance à la puissance coloniale ni d’indifférence pour le sort de ses compatriotes qui n’ont pas connu le privilège d’une promotion sociale ; enfin, si Mouloud Feraoun est critique sur la violence et sur le FLN, il n’en est pas moins favorable à l’indépendance et s’il est favorable à l’indépendance, il n’en est pas pour autant hostile aux Européens d’Algérie. C’est une leçon importante car la situation actuelle de violence en Algérie remet au goût du jour ce type de raisonnement schématique, produit de la guerre et nuisible à toute sortie du conflit. Une culture de guerre dont il est éminemment difficile de faire le deuil.

Par Sylvie Thénault

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