La langue étant un support de la mémoire sédimentée des peuples, un simple et attentif examen onomastique d’un terme passé dans le langage populaire, celui de » beylik « ,permet d’approcher ce qu’il évoque dans l’imaginaire collectif : cette notion n’incarne pas la communauté élevée vers son unité ce qui supposerait comme telle susciter l’adhésion protectrice qu’elle devrait suggérer, elle tend plutôt à désigner une sorte de marge licite que l’on se permettrait de transgresser sans risque de désordre social. D’une propriété négligée et devenue à la merci de toutes les prédations, ne dit-on pas : » c’est un bien beylik ! « . Survivance linguistique de la période ottomane (turque), elle en a retenu l’attribut des biens d l’Administration de la Régence (en marge des tribus, soumises à l’impôt).
Par Dr Mohand Améziane Haddag (*):
*** Deuxième partie et fin
L’Etat-colon et l’Etat-nation
Mais il en est resté chez les populations soumises à toutes les avanies, spoliées, clochardisées, le capital symbolique de la tradition allé peupler les nouveaux espaces sociaux que l’Etat-colon a définis à l’indigène. Le long processus de maturation de la conscience politique nationale algérienne fut laborieux et jalonné d’insurrections sporadiques inorganisées et de révoltes vite réduites dans le sang et le feu. La définition de nouvelles frontières, élargies à partir de celle héritées de la période ottomane, l’établissement total et à tous les niveaux de la vie indigène de la contrainte coloniale, tout cela préparait de loin le sursaut face à l’asservissement et lui donnait un cadre. Des courants de modification réformatrices de la société étaient apparues, comme étaient élaborées des stratégies de survie nécessairement induites comme exigence de riposte à l’irruption brutale d’out-puts de l’Occident libéral à travers le fait colonial ; un jeu complexe de rapports, d’impacts culturels, de résistances organisées pour protéger l’être culturel,de conjonctures et de mouvements sociopolitiques ayant emprunté surtout à l’émigration des méthodes de lutte puisées dans le syndicalisme ouvrier français, le Mouvement politique national prenait forme et devenait cohérent dans ses objectifs. Cependant, ce passage d’une situation historique » inaccomplie » à une nouvelle situation où se trouvaient mises en place et opérantes les institutions de l’Etat-colon s’était accompagné chez le colonisé d’un transfert de concepts nouveaux avec lesquels il avait fini par composer pour l’élaboration de nouvelles représentations qui lui définiront les horizons de » son Etat-nation « . L’injection de ces concepts occidentalistes amalgamée à des spécificités culturelles locales et vernaculaires se proposant seulement de contenir ceux-ci et de les réinterpréter pour les besoins de continuité de la société constitue, probablement, un niveau de fracture qui allait plus tard piéger lourdement les conditions réelles d’émergence et de dépassements par elle-même de la société ainsi que l’amorce d’une intégration culturelle et d’un développement cohérent. L’acculturation avait opéré exactement aux limites d’un monde traditionnel longtemps occupé à ne pas les tirer vers des définitions supérieures et intégratrices. Elle avait apporté des réponses exclusives à des questions fondamentales jusque-là non efficacement posées ni durablement, voire jamais, prises en charge. Des réponses qui avaient introduit des incohérences dans un monde, certes, vulnérable, mais porteur potentiel de capacités d’évolution interne s’il venait à vaincre les freins à sa mobilité sociale et à son initiative historique. A l’occupant on a pris ses concepts sa vision du monde, ses moyens de lutte mais aussi ses propres conditions et modes d’existence politique. Le déni, dès lors, ne s’impose plus, on le choisit. Et l’Indépendance se fera sous le signe de cette double rupture avec soi : ce ne sera plus soi qui s’exprimera, ce ne sera plus soi qui sera exprimé. A un Etat non sécrété culturellement ni produit historiquement, on pallie et on » s’impose » un Etat qui coupe par sa conception (l’Etat et l’individu sont tous deux inscrits dans une situation de complémentarité rigide) avec les conditions d’une définition interne de l’Etat véritable et authentique. Cette nouvelle vision somme toute allogène dans ses fondements s’était greffée sur des atavismes vivaces et, en réalité sous-tendants de la structuration mentale et psychosociale de la société.
La crise de l’été 1962
Une des conséquences majeures de ce chevauchement de la tradition par une » modernité », d’essence exclusive, était illustrée par l’inopérabilité de la fameuse » primauté du politique sur le militaire « , dramatiquement révélée pendant la Révolution algérienne et après l’Indépendance. Cette idée recèle dans ce contexte culturel précis les mêmes incohérences et contradictions internes que le concept d’Etat-nation auquel elle est dialectiquement liée. Notons que cet Etat-nation est forgé sur le modèle jacobin d’Etat-colon. La crise de l’été 62 qui a vu l’éviction des structures légitimes de la Révolution par le fait accompli de l’Armée des frontières (clan d’Oujda) s’inscrivait, certes, dans une logique de putschisme, traditionnelle de toutes les dictatures naissantes, mais, dans le cas spécifique de l’Algérie, cette prise de pouvoir par la force cadrait par sa nature avec les usages assis dans le long cours d’une histoire où la normalité était précisément « la démocratie militaire » tribale. Autrement dit, l’équilibre on le trouvait non pas dans un schéma d’identification central et commun, mais dans un jeu de parallélisation et de symétrisation des rapports intra et intertribaux et de tension conflictuelle permanente, équilibre dont la rupture signait, lorsqu’elle survenait, l’apparition d’un pouvoir coalisé makhzen qui, sans les assimiler, soumettait les autres tribus et fondait une autorité centrale. Culturellement, donc, l’armée, prise au sens formel d’institution de l’Etat-nation, était devenue la version « moderne » instrumentalisée pour la même opération d’accès aux commandes que par le passé. Et nous n’en sommes guère avancés près d’un demi-siècle plus tard ! Un caractère, cependant, exacerbe le problème : son caractère populaire. Supposé dans un souci de cohésion du pays être au service d’un Etat authentiquement national, il devenait au contraire l’argument par excellence mis en avant pour contrecarrer les velléités libertaires du peuple et l’expression des réalités socioculturelles profondes prétendument synthétisées dans la Révolution, et empêcher de révéler les distances d’un pouvoir institutionnel de fait, conscient de ses contradictions internes ou non, vis-à-vis de la société réelle, laquelle, convenons-en, a toujours aidé à cela par l’absence en son sein de la saine notion de l’Etat.
La langue étant un support de la mémoire sédimentée des peuples, un simple et attentif examen onomastique d’un terme passé dans le langage populaire, celui de » beylik « ,permet d’approcher ce qu’il évoque dans l’imaginaire collectif : cette notion n’incarne pas la communauté élevée vers son unité ce qui supposerait comme telle susciter l’adhésion protectrice qu’elle devrait suggérer, elle tend plutôt à désigner une sorte de marge licite que l’on se permettrait de transgresser sans risque de désordre social. D’une propriété négligée et devenue à la merci de toutes les prédations, ne dit-on pas : » c’est un bien beylik ! « . Survivance linguistique de la période ottomane (turque), elle en a retenu l’attribut des biens d l’Administration de la Régence (en marge des tribus, soumises à l’impôt).
Cette absence à la base de la culture de l’Etat, disions-nous, qu’on ne se représente que comme une contrainte dont on s’ingénie à contourner l’obstacle des attributs (lois, civisme, impôt, travail public…etc.),jointe à la perte de l’individualité positive de la société traditionnelle de naguère où la chose publique représentait réellement la somme des libertés réellement aliénées à la collectivité et, par conséquent, vigoureusement défendue par l’observation d’un corps de règles opérantes du comportement social, explique les difficultés d’une prise véritable d’une mentalité soucieusement nationale…
Novembre a, donc, été une gigantesque avancée historique mais demeure, d’un point de vue anthropologique, une victoire à rattraper sur nous-mêmes.
Près de cinq décennies de mythe développementiste s’effondrent dans un chaos économique et une déliquescence culturelle avancée et la crise actuelle de l’Etat-nation marque la fin de l’intermède au cours duquel le pays était comme absent à lui-même.
Elle signe le réveil aux réalités fondatrices ainsi qu’un besoin de retour au processus d’intégration historique inachevé dont la fragilité est soulignée par les errements d’une identité fragmentée que seule cristalliserait une redéfinition de l’Etat et de ses institutions, construits et projetés à partir de la réalité anthropologique indissoluble de l’Algérie.
M. A. H.
(*) Médecin
http://mohand.ameziane.haddag.over-blog.com
Les inter-titres sont de la rédaction