Slimane Azem, le Si Muhendien !

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Il faisait un froid glacial. Beaucoup venaient également du Nord et de l’Est de la France, tandis que d’autres arrivaient d’un peu partout, éparpillés qu’ils sont dans l’Hexagone. Tous ceux qui l’entouraient là, avaient un visage livide où se lisaient à la fois rage, tristesse et impuissance. Une inquiétude des lendemains planait dans cette maison du Tarn et Garonne où le poète a vécu ses dernières années avant de s’éteindre.Ce jour là le monde a basculé pour les Kabyles. Je revois Achour Daroul, chauffeur de taxi, originaire des Ouadhias (Iwadiyen), les yeux larmoyants, sangloter pudiquement dans le coin, très affecté par la disparition dans l’anonymat du géant de la pensée kabyle contemporaine. Quant aux autorités algériennes et françaises, elles ont ignoré avec mépris l’événement qui venait de se produire. Une secousse de forte intensité dans les coeurs de ceux qui, comme le poète, ont vécu les affres de l’exil, du rejet. Indésirables en France et importuns en Algérie, ils ont accouru vers l’homme dont ils ont toujours apprécié la douceur de dire, un homme qui, comme eux, a mené une vie tourmentée, déchirée entre l’ici et l’ailleurs. Un ici bercé d’illusions, empli de souffrances, un ailleurs fait de rêves, de nostalgie et d’espoirs déçus.La vie de tous se mélangeait à celle, singulière, du poète qui s’inscrit tout au long d’une oeuvre considérable dans laquelle le fabuliste, le dramaturge, le philosophe, le comédien, 40 années durant, a raconté son exil, exprimer ses états internes, vidé son coeur. A chaque vers, il nous livre son âme, son Moi dans une rêverie sans fin, une imagination féconde qui dévisagent avec pertinence sa société. Une société qui a dû laisser partir les siens vers des rivages inconnus et souvent hostiles, des rivages d’où ont surgi ses envahisseurs des deux siècles passés. Le poète habite un exil sans fin avec les fantasmes, les peurs, la procrastination qu’il suscite :« Lpari tehkem fell-i waqila tesea lehruz….di lùerba walfeù dayen ma d ul-iw ibùa tamurt» ! «ul-iw baqi yettxemmim ma ad iqim neù ad iruh… »D’où venait-il ?Slimane Azem est né en 1918 à Agouni Geghrane dans un petit village au pied du Djurdjura dans la daïra des Ouadhias. Agouni, plateau pour désigner cette placette du village qui sert aujourd’hui de lieu de ralliement de ses contribules et lùiran, grottes, ces espèces de cavités dans le rocher où, il n’y a pas si longtemps encore, les villageois y entreposaient leurs denrées périssables et des réserves d’eau pour garder leur fraîcheur. Si l’on veut jouer au second degré avec les mots, on peut imaginer que agounii soit le masculin de tagwounitt (le temps, l’époque, le moment). On obtiendrait donc le temps des grottes, des ratières (daxel uderbuz) comme il se décrit lui-même lorsqu’il travaillait comme aide-électricien à la RATP pour creuser les tunnels du métro comme l’ont fait beaucoup de Kabyles avec lui.J’étais à peine adolescent quand je parcourais cette région d’une exceptionnelle beauté et j’y ai découvert, à ma grande surprise, la culture de cacahuètes. Jusqu’alors j’ignorais que cette arachide poussait comme des pommes de terre dans le sol !Agouni Geughrane est un lieu de grands espaces pour la vue. De là on domine toute la plaine des ouadhias et de l’autre côté s’étale, imposante, la chaîne montagneuse mythique chantée par toutes les générations de poètes kabyles, comme s’ils y lisaient les traces généalogiques qui manquent tant à leur culture portée pourtant à la valorisation de la transmission transgénérationnelle. Alors lorsqu’on a vécu dans ces lieux lumineux et enchanteurs et dont la précarité économique a forgé un solide sens de solidarité et une grande luxuriance des rapports humains, on comprend ce que peut ressentir le poète acculé à l’exil, loin des siens et contraint de vivre et de travailler dans la promiscuité (deg umitru daxel uderbuz) !L’exil devient pour l’auteur comme un lieu carcéral. Un piège absolu qui se referme sur le héros et lui révèle sa fragile condition (leebd daeif). Séjour affreux pour Slimane Azem coupé de son pays, d’abord par l’irruption violente de la France conquérante dans son environnement puis par la volonté politique cruelle des siens que le hasard et l’usage de la force brutale ont portés au pouvoir.Le poète a mal. Son pays, son village deviennent un rêve obsessionnel et inaccessible. Captivité et désir de délivrance alternent sans cesse dans les complaintes de l’auteur. On y lit, ou y écoute les accusations contre le sort, la providence, les chefs…Slimane Azem dresse une espèce de tableau clinique : ( aql-i am win ihelken…). L’auteur voit sa vie osciller en un mouvement de balancier et se demande où puiser sa force, où trouver réconfort ? Il échappera au désespoir par l’exploitation d’une verve insondable et le naufragé (ùerrqeù dayen) s’agrippe avec ténacité aux idéaux de liberté de son peuple.Mais Slimane Azem n’a pas chanté que l’exil. A l’instar de son mentor Si Muhend U Mhend, il est aussi philosophe (acu i-yexdem yefker), politologue (imqerqer bb-wemdun), psychosociologue (ddebza u ddmeù). Simane Azem a également chanté l’amour (kem ukk d nek ; atas i sebregh). Sur ce sujet, nous avons d’ailleurs assisté à la naissance d’un mythe du vivant même du poète. On raconte que si Slimane Azem avait continué de chanter l’amour, plus aucun Kabyle ne se mettrait au travail, ils réserveraient tout leur temps à tayri !! C’est une manière pour l’inconscient collectif de la société Kabyle de classer Slimane Azem comme un grand Si Muhendien !Alors que l’on célèbre le centenaire de la mort de Si Muhend, ce géant du 19ème siècle, le moment est venu pour nous de nous mobiliser pour honorer la mémoire de Slimane Azem, son disciple en imposant sa réhabilitation dans le pays de ses rêves, l’Algérie, la Kabylie ! 23 ans déjà, c’est beaucoup, c’est trop ! Sa réhabilitation peut être un moment de résilience pour son peuple et une façon collective d’empêcher la résurgence de nouveaux drames, d’éviter que d’autres vies se brisent ! L’horreur vaincue, on pourra enfin s’occuper du beau !

Hacène HIRECHE Chargé de cours de langue et de civilisation berbèresUniversité Paris VIII

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