Cheurfa recouvre sa tseviétha

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Reportage de Mourad Hammami

Les préparatifs ont été entrepris depuis trois mois. La manifestation d’aujourd’hui renaît après 15 ans d’absence. Il s’agit de la fête de tseviétha qui aura lieu durant deux jours au village de Cheurfa, plus exactement à la zaouïa de Sidi Boubekeur qui se situe à quelques encablures de la ville de Tigzirt. Nous sommes jeudi, un mouvement inhabituel est à constater sur les routes menant vers ce village de près de 2 000 habitants. La fête tant attendues débutera à midi et ne s’achèvera que dans l’après-midi de demain. Il est 15 heures, nous entrons dans le village de Cheurfa à partir de Tigzirt. Dès la rentrée, une ambiance particulière nous accueille. Déjà, des embouteillages et un nombre indéterminé de visiteurs circulent dans tous les sens de ce village. Il y a ceux qui repartent, mais surtout ceux qui arrivent.Sidi Boubekeur, malgré cette longue absence, attire toujours du monde. Il y a des enfants, des vieux, des vieilles, mais surtout des jeunes filles et des garçons. Les deux sexes se côtoient dans le respect et la communion. Des visages des visiteurs se dégagent le bonheur, le sourire et la quiétude. La fête d’aujourd’hui est perçue telle une étoile d’espoir qui est venue casser la lourdeur de la monotonie formée de chagrin et de marasme. Elle est un recueillement mais aussi plein de beaucoup d’autres détails, petits, mais important aux yeux de ces milliers de jeunes. Cette fête est aussi un signe de paix retrouvée, de réconciliation avec les traditions d’autrefois. Bref, aujourd’hui tout le monde trouve son compte.Nous arrivons aux portes de la zaouïa. Difficile de se frayer un chemin. Il y a du monde, beaucoup de monde. Les organisateurs, on peut les reconnaître. Ils portent soit des badges numérotés, soit des brassards. Ils sont nombreux, mais ils semblent être débordés. Ils ont beaucoup de travail, mais ils sont heureux et c’est cela l’essentiel. La visite de la zaouïa, nous la laissons pour plus tard. Nous prenons le chemin vers l’est du village et visitons un site qui n’est pas comme tous les autres, et qui se situe à près d’un km plus loin. Ce site s’appelle Ifri Vutibura ou l’abri aux plusieurs portes. Pour y arriver, nous traversons le stade du village. Le lieu se situe sur une colline forestière. Un chemin escarpé d’une centaine de mètres est à escalader. Nous ne sommes pas les seuls à nous diriger vers ce lieu, mais des dizaines et des dizaines de visiteurs qui font le va-et-vient. Cet Ifri est d’une forme étrange. Il est un rocher, sous forme d’une tente d’une dizaine de mètres carrés et d’une hauteur de près de 4 m. A l’intérieur, une cacophonie est formée par les nombreux visiteurs présents. Cet Ifri, étrange, a, dans la partie sud, deux portes juxtaposées en forme circulaire et une autre porte similaire se trouve dans la partie nord.La partie sud est réservée au rituel des jeunes filles en quête du bon sort. “La jeune fille doit entrer par une porte et revenir par la deuxième, sept fois. Ce rituel lui garantira mariage et bonheur”, nous dit une femme d’une cinquantaine d’années présente sur les lieux en compagnie de sa famille et de continuer : “La porte du nord sert à lancer des appels à un mari, un fils ou un proche qui est en exil, pour qu’il revienne”, nous explique-t-elle. En effet, il y a quelques dizaines d’années l’exil ou “gih” est un phénomène qui touche énormément les familles kabyles. Dès qu’on met les pieds outre-mer, particulièrement en France, il est difficile de revenir.Les mères, les femmes en détresse trouvent la superstition comme moyen de communication virtuel, difficile à expliquer. “C’est efficace dès qu’on lance un appel dans cette porte qui fait face à la mer, l’exilé rentre dans moins d’une année”, nous dit une vieille femme présente sur ce site et d’enchaîner : “De même pour cette partie réservée aux jeunes filles. Chacune d’elles qui fait ce rituel avec foi trouve mariage et bonheur, très bientôt”, nous dit-elle. En effet, nous avons constaté des jeunes filles qui escaladent ce rocher et font les 7 entrées et sorties tout en espérant que leurs vœux soient exaucés.Nous quittons Ifri Vutebura pour retourner à la placette de la zaouïa. Au retour, nous croisons beaucoup de monde, particulièrement des jeunes filles qui se hâtent à le visiter. Avant la zaouïa et à mi-chemin, on nous invite à visiter une demeure qui n’est pas comme toutes les autres. Il s’agit de celle du mythique de Sidi Hend Abudali. Là aussi, il y a foule de tous les âges et des deux sexes. Les va-et-vient sont incessants. Pour y entrer, il faut passer par Askif. C’est là où repose le célèbre Sidi Hend, mort en 1880. Cet homme mystérieux et respecté par tous était prophétique. Il était capable de se prononcer sur des choses futures sans risque de se tromper.La demeure est transformée en un lieu saint qui attire des foules. Ses deux autres maisonnettes ou tazka, qui se trouvent à l’intérieur, sont jalousement entretenues.Même le séisme de 2003, n’a pas eu raison d’elles. Tizeghwa de Sidi Hend qui datent d’un siècle sont toujours debout. Sa personne est aussi debout dans la mémoire de ses pèlerins qui viennent implorer sa baraka.Il est 17 heures, les ruelles de Cheurfa sont noires de monde. Les visiteurs marchent dans tous les sens. “Regarde, c’est très beau. Ça fait longtemps que nous n’avons pas vu de pareille image, tout le monde est heureux et satisfait de cette fête”, dit Karim à son camarade Amar. Les ruelles sont occupées par des commerçants, qui se sont installés dans les bas-côtés. On y vend de la limonade, des fruits, des cigarettes, des cacahuètes et d’autres marchandises. De la zaouïa de Sidi Boubekeur, fusent d’interminables appels lancés par les hauts-parleurs. Ce moyen reste le seul possible pour trouver quelqu’un qu’on cherche ou demander quelque chose. En parallèle à cela, on actionne le téléphone portable. “Tu es où ?”, ne cessent de dire les gens au téléphone.La zaouïa est déployée sur une surface de plusieurs centaines de mètres carrés. La rentrée principale se trouve au nord-est. Comme indication, une grande plaque en forme d’arcade a été placée.Sur place, la cacaphonie est indiscreptible. Ça fait partie du décor de la tseviéha. A l’entrée, un bureau à gauche est occupé par les éléments du Croissant-Rouge, la Protection civile et par celui qui lance des appels par hauts-parleurs. Le fond de la cour est occupé par les femmes et les jeunes filles. C’est là aussi quese trouve le sanctuaire de Sidi M’hend Sadi, l’un des enfants de Sidi Boubekeur à qui ce dernier a confié la gestion de cette zaouïa.Dans la foule, se faufilent des journalistes. Moh Azouz, à qui l’on a confié la mission de communication a, su réunir toute une armada de journalistes. Quatre chaînes de télévision, Berbère télévision, trois chaînes de l’ENTV, la radio et une dizaine de titres de la presse écrite. On ne comprend rien, on n’entend que le vacarme de ces milliers de visiteurs. Plus haut, au premier étage, c’est la mosquée de la zaouïa, reconstruite récemment. En bas, au sous-sol, c’est l’office des taleb (étudiant en théologie) et juste à côté, c’est l’endroit où l’on donne la waâda (l’offrande). Les visiteurs se bousculent et tendent la main pour offrir des billets de banque et les glisser dans l’un des deux coffres de cette zaouïa.Il est 21 heures, la foule a presque doublé en nombre. Il est difficile de se frayer un chemin. Tout est bloqué. Même la ruelle principale est bloquée.C’est depuis 18 heures que l’on a commencé à servir les repas aux visiteurs. Le service est fait dans de grands plats de couscous que l’on place dans n’importe quel coin. Autour d’un seul plat, il peut y avoir jusqu’à une dizaine de personnes qui se réunissent dans une ambiance anarchique mais très appréciée. L’on a prévu de servir 11 000 repas. Ce chiffre est déjà dépassé. Le stock de viande est déjà épuisé et les visiteurs affluent par milliers.Les organisateurs sont débordés mais il n’y a aucun mal à cela. Malgré ce débordement, pas le moindre incident n’est à signaler. Tout le monde est calme, à l’aise et disciplinés. Parmi la foule et dans les ruelles, il y a une forte présence de policiers. Tout autour de la localité et jusqu’à la RN72, c’est l’ANP qui s’est déployée.Pour ce soir, le nombre de visiteurs est estimé à plus de 15 000 personnes. L’animation est partout. Dans la ruelle principale, ce sont les tambourins qui font la fête. La foule chante, danse et se défoule. Même des feux d’artifice sont lancés dans le ciel. C’est la fiesta tant attendue. Dans la mosquée, est diffusée par des hauts parleurs, une conférence animée par le professeur Saïd Bouizri, tandis que d’un autre haut-parleur, l’on diffuse d’incessants appels des gens qui cherchent un proche, un ami ou autres. Dans l’une des grandes salles de cette zaouïa, une scène insolite attire notre attention : des groupes d’hommes qui chantaient un “medh”, à gorges nouées et frappaient des mains. Au milieu, des personnes en délire font des gestes des mains et de la tête avec un burnous qui couvre leur corps. “Il s’agit du rite de “Ajdev”, nous explique un présent. C’est un phénomène connu de ces milieux. Ce sont des séances d’exorcisme. Ces séances servent à chasser les démons par des prières, des formules et des actes rituels, pour des personnes qu’on dit hantées. Certains s’accélèrent de plus en plus dans un rythme infernal de gesticulations inexplicables et d’autres s’effondrent carrément à terre et perdent connaissance. Il est 23 heures, la plupart des pélerins commencent à rentrer chez eux tandis que d’autres y passeront la nuit dans l’enceinte de cette zaouïa.

25 000 visiteurs au deuxième jourIl est 11 heures et nous sommes vendredi. C’est le deuxième et dernier jour de la fiesta populaire et religieuse. Le nombre de pélerins est plus important qu’hier. Le centre du village est noyé dans une grande marée humaine, venue des quatre coins de la région et d’autres wilayas. Il y’a eu une forte présence de jeunes et la plupart d’eux découvrent pour la première fois cette tradition. A la fin de la journée, l’on a estimé pour ce vendredi le nombre de visiteurs à 25 000 personnes. Le décor est identique à celui d’hier. La joie et le bonheur sont lisibles sur les visages des pélerins. C’est les retrouvailles entre amis, entre proches. Quinze ans après, Cheurfa retrouve sa tseviétha et grandiose. C’est une fiesta réussie. Désormais, ladite fête sera reconduite chaque année. Cet évènement qualifié de réussite, est l’un des miracles de Sidi Boubekeur et de tous les autres saints qui ont eu le mérite de fonder cette confrérie. Désormais, les populations se réconcilient avec leur tradition. Cheurfa se réveille de sa longue léthargie et l’Algérie aussi.

Reportage réalisé par Mourad Hammami

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