Il reste des questions pendantes qui n’ont pourtant pas moins d’importance que les grandes interrogations du XIXe siècle : égalité des chances, accès à la vie publique, non-discrimination en matière de salaire et d’octroi de postes de travail, enfin tout ce que le concept de « Parité hommes-femmes » englobe comme corollaires pratiques.En revanche, dans d’autres parties de la terre à l’image du monde musulman —où le débat sur la femme s’apparente à la discussion sur le sexe des anges qui a eu lieu dans l’Europe du Moyen-Âge — la question de la femme renvoie l’image d’une société inhibée et inhibitrice dans un contexte de repli sur soi, une société sur la défensive malgré —ou plutôt à cause— des progrès technologiques qui ne cessent d’investir le champ social et culturel de ces contrées.Cette dichotomie entre consommation matérielle et blocage des mentalités a fait l’objet d’étude et de thèse tendant toutes à montrer du doigt une aporie née d’un développement factice qui n’a pratiquement aucun lien avec les capacités et les efforts endogènes. de ces sociétés. Le statut de mineure accordé à la femme n’est pas la moindre des conséquences dommageables qui résultent de ces repères brouillés.Malgré une avancée notable de la question féminine dans les pays d’Europe, —avec le combat et la révolution des mentalités menés par des femmes comme Simone de Beauvoir, Simone Veil et des courants associatifs à l’exemple du ML—, la question de la femme n’a jamais été épuisée. Un certain nombre de désillusions et de désenchantements après 1970 ont fini par prendre le dessus par rapport aux années d’euphorie où l’ardeur et le charme de la lutte se confondaient avec les espoirs des lendemains meilleurs.C’est avec « les mots pour le dire », publié chez Grasset, en 1975, que l’écrivain Marie Cardinale révélera une autre manière de poser le problème de la femme. Dans un récit retraçant son parcours personnel interrompu par sept années de séances de thérapie psychanalytique,elle se fera connaître et aimer de plusieurs millions de lecteurs qui découvrent en elle la sincérité tant recherchée et le style direct qui fait défaut dans la plupart des ouvrages de ce genre. Ce livre, plein d’authenticité et de charge émotive, met en relief la méthode suivie par l’auteur pour échapper à la folie qui la guettait, comme il a valu à Marie Cardinale un courrier considérable, des débats des rencontres et un contact chaleureux avec le public.Née à Alger en 1929, Marie Cardinale est très marquée par son enfance algérienne auprès d’une mère très rigide et d’un père trop absent. Elle quitte sa famille pour se marier et enseigner la philosophie. Elle arrive en France en 1957, et se lance dans une carrière de journaliste puis d’écrivain.Elle obtint en 1962 le prix international du premier roman pour « Ecoutez la mer ». Ensuite, elle se consacrera à la littérature militante ayant pour thématique générale la condition de la femme. Henri Lemaître écrit à propos de l’œuvre de Cardinale : « Toute son œuvre romanesque en effet apparaît comme ajustée aux différentes étapes de sa vie et rend compte de son engagement dans la cause des femmes. L’écriture devient alors l’expression privilégiée du témoignage et acquiert valeur universelle. »Alors que dans « La clé sur la porte » elle réfléchit sur la difficulté pour la femme de s’épanouir au sein de la famille, « Une Vie pour deux » est le roman du couple et l’analyse d’une relation ambiguë.
Des mots pour le direTraînant les souvenirs et la nostalgie de son enfance algérienne, Marie Cardinale qui situe l’action de son roman « Une vie pour deux en Irlande, écrit en première page : « Je ne sais prévoir le temps que sur la côte méditerranéenne de l’Afrique du Nord où je suis née. Là-bas, la moindre variation de la lumière, le moindre détail dans le ciel et sur la mer, la plus subtile altération des couleurs, l’air, les bruits l’ombre, les odeurs, tout me dit qu’elle sera la journée. Je suis née dans ce rythme là, il est en moi, il n’y a que lui que je sente bien ».Dans son ouvrage « Autrement dit », elle se livre à une sorte de confession émouvante sur le mode d’un long entretien avec son amie Annie Leclerc. Publié en 1977 chez Grasset, le livre, comme le dit l’auteur, est « un cheminement dans la connaissance de deux personnes, un désir de se rencontrer, une volonté commune d’être intègre, que ce soit dans le rire, l’indécence, ou la gravité de mots que nous mettons en avant sans savoir exactement ce qu’ils contiennent ».L’inconscient, assure-t-elle, « est le meilleur gardien de mes fragilités. Mais un gardien aveugle, absolu, qui fait du zèle jusqu’à garder bien serrées dans l’oubli des clefs, dont ma conscience a besoin pour progresser. Pour l’amadouer, il faut que je m’arrête, que je m’isole avec lui, que je parlemente, que je remonte tous les chemins bien jalonnés qui mènent vers lui, que je démontre que je suis en sécurité. Alors, s’il en est convaincu, il en trouve une porte et laisse passer la mémoire vivante, palpitante. »Là non plus, Marie Cardinale n’a pas échappée à la nostalgie de la terre algérienne qui l’a vue naître et grandir. Elle ouvre ses premières pages par un retour sur l’histoire familiale qui s’est déroulée en Algérie. Sa famille fait partie de ces colons qui ont établi des vignobles à perte de vue sur des coteaux à perte de vue. « Cent ans, il leur avait fallu à peine cent ans pour voir l’Algérie nue de la conquête couverte de vigne, de céréales et d’agrumes ». Une terre, deux fois conquise selon une image de Marie Cardinale : une première fois par les soldats, puis par les laboureurs. La discussion enclenchée entre Marie Cardinale et Annie Leclerc entre rapidement dans le vif sujet, la femme. Au-delà des considérations liées au statut social et aux conditions matérielles de la promotion de la femme, c’est d’abord la femme en tant qu’être biologique différent de l’homme qui intéresse Marie Cardinale. Point d’hypocrisie ou de prédurie désuète ! La femme, c’est avant tout une anatomie différente, une physiologie faite de menstruations et de grossesse, une vie conjugale dans laquelle elle est considérée comme l’élément passif et enfin un stade de ménopause considéré comme la fin des désirs à donner et à recevoir.Cette façon d’aborder le problème de la femme d’une façon crue ne relève pas de la provocation ou de l’esprit de fatalité chez Cardinale. Au contraire, il s’agit de regarder la réalité en face, de s’assumer en tant que corps différent et d’affirmer sa présence en tant que femme. Si la différence avec l’homme n’est pas établie et affirmée, nul besoin de chercher une imaginaire égalité ou parité sur le plan social et politique, pouvons-nous résumer. A propos de la ménopause, elle dira : « La ménopause est une sorte de honte qui pèse sur elle (la femme), une honte telle qu’elle rend son désir indécent. La ménopause doit signifier la fin du désir. C’est tout de même un sort absurde que celui des femmes : toute leur vie elles ont dû chacher leur sang, et pourtant, ce sang est une légion d’honneur puisque lorsqu’elles sont obligées d’enlever cette décoration bien rouge elles ne sont plus des femmes. Elle sont des enfants ou des grand-mères. En tout cas, la chasse est interdite. Et Dieu sait que les femmes chassent ! ».Il a toujours été dit que le déficit de la force physique est remplacé chez la femme par la ruse et la roublardise. A un destin qui lui est imposé quelque part, elle répond à sa façon par une soumission factice. Il en est ainsi, soutient Marie Cardinale, du changement de nom auquel est soumise la femme lorsqu’elle rentre dans le foyer de son mari : « Je pense que le seul fait de savoir depuis notre naissance que nous allons changer de nom le jour de notre mariage nous donne, en même temps qu’une idée floue, le sens du jeu de la duplicité, de la fluidité, de la fuite ».Le livre de Marie Cardinale fourmille de menus détails qui mettent à nu la « difficulté » de la femme à s’assumer comme telle dans une société généralement phallocrate, au désir délirant ou perverti de l’homme se joint une réponse hypocrite et complaisante de la femme qui donne le change sans pouvoir assurer la simplicité et la pureté de la relation sentimentale ou conjugale. »Peut-être qu’il n’y a pas désir féminin. Peut-être que la condition féminine telle que nous la vivons engendre un désir qui est complètement sophistiqué. Est-ce que nous sommes capables d’un désir, d’un plaisir, d’un jeu qui soient différents de ceux des hommes ?Est-ce que lorsque nous jouons, nous désirons, nous jouissons, nous ne le faisons que pour attraper l’homme ou pour singer l’homme? Y a-t-il dans tout ça quelque chose qui nous soit vraiment propre ? Ça n’a jamais été exprimé. Est-ce que les conduites féminines de la séduction sont-elles parce que c’est notre nature de jouer comme ça ou bien est-ce qu’elles sont telles parce que les hommes ont voulu que nous jouions comme ça pour leur plaire « ?Avec Marie Cardinale, la question féminine prend une dimension grave, une dimension qui se complique dès que nous descendons dans les tréfonds de la conscience que l’homme et la femme ont pour chacun de ces « protagonistes ». Casser les tabous en allant à l’essentiel, au fond d’une différence qui doit s’assumer complètement pour fonder non pas une égalité abstraite ou législative mais une complémentarité impérative et totale.
Amar Naït Mesaoud
Principales œuvres de Marie Cardinale-Ecoutez la mer, 1962.-La mule du corbillard, 1964.-La souricière, 1966.-Cet été-là, 1967.-La clef sur la porte, 1972.-La cause des femmes, 1973.-Les mots pour le dire, 1975.-Autrement dit, 1977.-Une vie pour deux, 1979.-Au pays de mes racines, 1980 (pèlerinage et journal sur l’Algérie).-Le passé empiété. 1983.
