Une refondation esthétique de la fiction

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La vision classique du roman a fait régner ses canons et ses dogmes pendant presque deux siècles dans les principales civilisations qui ont connu une renaissance littéraire remarquable (France, Angleterre, Italie, Allemagne). Avec “Madame Bovary” de Flaubert, un véritable modèle d’écriture, avec son architecture et sa fiction, allait s’établir en Europe, jusqu’au début du 20e siècle où la réaction surréaliste, touchant l’art et la littérature, eut pour ambition de remettre en cause toutes les règles d’écriture et d’imagination.Ce que les nouveaux auteurs reprochent au roman traditionnel, c’est moins son réalisme qu’une certaine conception de la réalité. Jean Paul Sartre précise qu’il faut s’en prendre surtout à la métaphysique à laquelle renvoie le texte classique. Les chantres de la nouvelle vision d’écriture prétendent, par un traitement nouveau de la description, du récit, du personnage et du style, exprimer une idée nouvelle de la société, du monde et du moi.Il en est ainsi du courant existentialiste qui se fera connaître en littérature par “La Nausée” de Jean Paul Sartre (1938) et “L’Etranger” de Camus.Dans l’ouvrage collectif “La littérature en France de 1945 à 1968” (Editions Bordas-1985), les auteurs soulignent : Le roman, tel que l’avait déjà pratiqué Malraux, de la liberté humaine aux prises avec l’histoire, devient très vite un poncif dont le succès de “La Peste” cache, s’il ne les accuse, les faiblesses. Les références à Hemingway ou à Dos Passos, le montage cinématographique, les techniques behaviouristes (ne décrire que le comportement des personnages : attitudes, physionomies, gestes), autant de “trucs” qui vont grossir désormais le bagage quelque peu hétéroclite de la tradition romanesque”.Après l’épisode de renouvellement du roman mené par Boris Vian (“l’Ecume des jours” 1947”, “L’Arrache-cœur”, 1953), Julien Gracq, André Pieyre de Mandiargues, Jean Cayrol, et Marguerite Duras une nouvelle génération de romanciers ayant vécu l’absurdité de la Seconde Guerre mondiale et les remises en cause psychologiques et sociale qu’elle a drainées avec elle, émergera au début des années cinquante du siècle dernier avec une nouvelle technique d’écriture et une autre psychologie qui cassent les ressorts du roman classique.

Nouveaux ressortsLes noms de Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Simon (prix Nobel 1985), et Nathalie Sarraute deviendront ceux de nouveaux “prophètes” de la littérature de fiction. Ce courant prendra le nom de “Nouveau roman”.“La littérature en France de 1945 à 1968”, note cette précision : “Le Nouveau roman : un moment beaucoup plus qu’un mouvement : cinq années où paraissent et s’imposent de nouveaux romanciers dont la critique sent plus ou moins confusément l’importance et qu’elle tend à regrouper sous une étiquette commune”. Cette réaction s’explique d’autant plus aisément que les quatre romanciers en question sont publiés, pour tout ou partie de leur œuvre, par le même éditeur, Jérôme Lindou, dans une même maison, elle aussi nouvelle, les éditions de Minuit, fondées pendant la guerre en vue de publier des textes de la résistance. On parlera des “Romanciers de minuit”. Mais c’est le terme de “Nouveau roman” qui finira par s’imposer.Si elles ne sont pas concertées, les recherches de ces auteurs sont convergentes, leurs refus sont communs, en particulier ceux qui concernent intrigue, personnage, vraisemblance. Très tôt, se confondront chez-eux, la prise de conscience de l’inadéquation des formes reçues à exprimer une réalité qui s’est modifiée et la volonté de poursuivre la transformation des formes latentes chez leurs devanciers, de faire du roman une œuvre qui ait ses lois propres, qui n’ait plus à être confrontée au réel. “Alors que leurs prédécesseurs immédiats s’inscrivaient encore, au prix de quels malaises, dans le cadre d’une littérature humaniste, eux, s’engagent très rapidement dans la voie d’une littérature abstraite où l’écriture renvoie d’abord à la subjectivité de l’écrivain : l’homme n’est plus nécessairement représenté dans le tableau, mais il est celui qui a peint le tableau”, notent les auteurs de l’ouvrage cité plus haut.Le nouveau roman bouleverse aussi le rapport du lecteur et du livre. La confiance passive basée sur l’identification qui reliait le lecteur au personnage romanesque est détruite : c’est au romancier que le lecteur doit maintenant s’identifier, c’est lui qu’il doit suivre dans sa recherche. Dans ce contexte, l’une des figures de proue de l’école du Nouveau roman, Nathalie Sarraute, écrit : “Au lieu de se laisser guider par les signes qu’offrent à sa paresse et à sa hâte les usages de la vie quotidienne, il (le lecteur) doit, pour identifier les personnages, les reconnaître, aussitôt comme l’auteur lui-même, par le dedans, grâce à des indices qui ne lui sont révélés que, si renonçant à ses habitudes de confort, il plonge en eux aussi loin que l’auteur et fait sienne sa vision”.Alain Robbe-Grillet développe la même conception de la relation lecteur-auteur à tel point qu’il aboutit à ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui l’inter-activité. “Car, loin de le (lecteur) négliger, l’auteur aujourd’hui, proclame l’absolu besoin qu’il a de son concours actif, conscient, créateur. Ce qu’il demande, ce n’est plus de recevoir, tout fait un monde achevé plein, clos sur lui-même, c’est au contraire de participer à la création d’inventer à son tour l’œuvre, et le monde, et d’apprendre ainsi à inventer sa propre vie”, souligne Robbe-Grillet.Le “Nouveaux roman” a beaucoup évolué chez les romanciers eux-mêmes, aux fils de leurs productions et les voies commençaient à se nuancer entre les auteurs. L’univers mental qu’ils vont peindre sera de plus en plus exclusivement celui du créateur, et le roman va disparaître au profit de formes plus larges, plus souples, plus proches du poème.L’histoire de l’écriture et de l’écrivain devient peu à peu le sujet obsédant de leurs œuvres récentes. Le couronnement de l’œuvre de Claude Simon par le prix Nobel en 1985 semble un hommage mérité à toute l’école du “Nouveau roman”.

Amar Naït Messaoud

Quelques dates phares du Nouveau roman1953-Publication des “Gommes” de Robbe-Grillet et de “Martereau” de Nathalie Sarraute.1954- “Passage de Milan”, de Michel Butor1955- “Le voyeur” de Robbe-Grillet, “Le Roman comme recherche” de Michel Butor1956- “L’Emploi du temps”, de M. Butor“Conversation et sous-conversation”, de Sarraute“Une Voie pour le Roman”, de Robbe-Grillet1957- “La Jalousie” de Robbe-Grillet-“La Modification”, de Claude Sarraute-“Le Vent”, de Nathalie Sarraute1958- “Nature, Humanisme, Tragédie”, de Robbe-Grillet.

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