«Le cynisme et la quête du pouvoir»

Partager

«Le roman chez Rachid Mimouni se caractérise par deux choses qui généralement s’opposent : une quête insatiable de pouvoir empreinte d’une très forte humanité», résume Glises De La Rivière Orlane, doctorante en Lettres modernes à l’université de Strasbourg.

Elle trouve aussi l’œuvre «savamment portée par le rythme de la voix du personnage principal qui en est le narrateur. L’écriture est aussi directe que les propos sont tranchants», a-t-elle ajouté. «Le roman commence par la fin, une manière de montrer au lecteur que l’intérêt ne réside pas dans la finalité mais bien dans les mécanismes qui amènent à cette finalité», a-t-elle encore ajouté. La première et la dernière scène décrivent la fin du tyran devant un peloton d’exécution, le reste retrace les souvenirs du narrateur (procédé d’ailleurs courant dans les autres romans de Rachid Mimouni) comme si le récit ne pouvait trouver sa justesse qu’à travers une prise de recul de son personnage. L’écriture, selon elle, prend une forme de témoignage testamentaire par la voix du narrateur, mais c’est un narrateur dont on ne saura jamais le nom, ni son pays ni même la temporalité dans laquelle son histoire se déroule. En ce sens, le récit est universel puisqu’il peut toucher n’importe quelle forme de totalitarisme. Il s’agira de démêler les différents mécanismes de montée au pouvoir sur le plan littéraire et politique. Dans quelle mesure cette quête de pouvoir anéantit-elle le narrateur et reflète-t-elle son absence de libre-arbitre ? s’interroge-t-elle. Il s’agira tout d’abord, explique Glises De La Rivière, d’analyser la place du cynisme dans l’œuvre pour ensuite comprendre en quoi cette quête de pouvoir est décadente. Enfin, nous verrons que le dénouement est à la fois tragique et libérateur. La totalité de l’œuvre de Rachid Mimouni est marquée par la désillusion, à commencer par son titre. Vivre est considéré comme une peine à traverser tandis que la mort en est une délivrance. En ce sens, il y a une inversion des valeurs dans le discours qui ne laisse place à aucune faiblesse «L’amour est faiblesse»). Le cynisme est le moteur autant que la justification de la quête de pouvoir du narrateur. Il le hisse au-dessus de la mêlée dont l’élitisme ne se mesure pas par le rang social mais par une forme de mépris de son prochain. Mais c’est un mépris révélateur qui met en lumière les illusions et les hypocrisies. Elle enchaîne : « Lorsque le narrateur est au cœur du pouvoir, sa description de chaque classe sociale n’épargne personne, complétée par les paroles du Maréchalissime. Que cela soit les officiers intellectuels qui fomentent des complots, ceux-là sont «inoffensifs parce qu’ils en savent trop», les aristocrates ne «comprennent rien des ressorts qui fondent notre pouvoir» et une «foule d’opportunistes avides et cyniques, l’oreille toujours frémissante, prompts à saisir toutes les occasions de monter des carambouilles», complète le tableau peu charitable de la société. Bien que le cynisme moderne n’ait plus grand-chose à voir avec le cynisme antique, il s’en rapproche par sa désillusion et son pouvoir révélateur : «Le cynisme n’est donc pas seulement l’état de celui qui ne croit à rien, mais le faire de celui qui sape la fiducie, un faire ne pas croire, une dissuasion désespérée. Cette dissuasion est, le plus souvent, de type véridictoire : l’analyse et la perversion des systèmes de valeurs est véridictoire en ce qu’elle démasque l’être, dénude le réel, dissipe les illusions du langage, de la vie sociale et de la civilisation», résume Glises De La Rivière Orlane. En effet, le cynisme du narrateur est avant tout motivé par la survie et l’ambition. Celui du Maréchalissime, et lorsqu’il le deviendra lui-même, est un cynisme conscientisé. Une fois arrivé aux marches du pouvoir, il ne vaut pas mieux que tous les tyrans qui l’ont précédé. Ce qui hissait le narrateur au-dessus de la mêlée le rend tout à coup identique au commun des mortels, et ce en contractant «la maladie du pouvoir». Le narrateur semble passer par deux types de cynismes : le premier vise la finalité du pouvoir tandis que le deuxième est une conscientisation des actes en eux-mêmes, un cynisme vécu comme l’appelle Cioran : Il est aisé de faire le mal : tout le monde y arrive ; l’assumer explicitement, en reconnaître l’inexorable réalité, est en revanche un exploit insolite. En pratique, le premier peut rivaliser avec le diable ; en théorie, il n’en va pas de même. Commettre l’horreur et concevoir l’horreur sont deux actes irréductibles l’un à l’autre : nul point commun entre le cynisme vécu et le cynisme abstrait. […] Mais ceux, rares il est vrai, qui ont eu l’indiscrétion ou le malheur de plonger dans le tréfonds de leur être, savent à quoi s’en tenir sur l’homme : ils ne pourront plus l’aimer, car ils ne s’aiment plus eux-mêmes, tout en restant – et ce sera leur châtiment – plus rivés à leur moi qu’avant… L’ambiguïté d’un tel cynisme empreint d’amertume est à l’échelle de l’ambition démesurée du narrateur. Ce dernier décrit d’ailleurs le moteur de cette ambition par un «désir de revanche sur un sort injuste». Or, le narrateur est littéralement esclave de son désir, non seulement par son ambition mais également, une fois qu’il a le pouvoir, de son désir pour la femme qu’il a aimée qu’il attend chaque matin. Si, en grimpant les échelons, il a droit à plus d’égards il n’a en aucun cas plus de liberté. Le Maréchalissime lui dit «tu auras les mains libres», termes repris plus loin par le narrateur lorsqu’il sera lui-même maréchalissime. Mais s’il a les mains libres, il est possible de le considérer comme une marionnette qui appartient entièrement au tyran qui le dirige. Seules les mains sont libres tandis que le reste du corps est enclavé, non seulement par le maréchalissime mais également par le reste de la société subalterne qui devient d’autant plus dangereuse, ce que ne manque pas de souligner son voisin de chambrée dès le début du livre : «Je n’aime pas être le plus élevé. C’est bien trop dangereux». S’il a été question du manque de liberté du narrateur, son ascension peut presque être perçue comme quelque chose de prophétique. En effet, dès le départ, il se distingue des autres au point de devenir une menace qui prend l’aspect d’une fatalité. Le Maréchalissime voit sa la fin de son règne arriver et pourtant laisse les faits se dérouler, comme si lui-même n’était pas maître de son propre destin : «Ton itinéraire n’a pas échappé à ma vigilance, et j’étais attentif à chaque marche que tu gravissais car je savais qu’elle raccourcissait d’autant mon sursis». Il attend sa mort avec résignation et la phrase est suffisamment ambiguë pour ne pas arriver à savoir s’il souhaite ou non la fin de son sursis. Chacun de ses discours prend des allures prophétiques, car il symbolise l’avenir auquel le narrateur ne peut pas échapper : «Toi aussi, à ton tour, assis dans ce même fauteuil, tu verras un jour surgir un homme accompagné de quatre soldats. Ainsi, le roman dépeint à travers un discours cynique la quête de pouvoir du narrateur. Cependant, conclut Glises De La Rivière Orlane, sa montée vers le pouvoir va de pair avec sa perte de liberté. Plutôt que de grandir le personnage, l’auteur nous montre à quel point cela l’amoindrit. Le roman n’est alors plus le récit de l’ascension d’un tyran mais de sa dégradation. La vie qu’il traverse devient une peine et il accueille dès lors la mort avec une forme de libération. Son choix délibéré de quitter le pouvoir par amour puis la vie traduite peut-être la véritable volonté de puissance du narrateur. Il aurait pu devenir le véritable surhomme nietzschéen si celle qu’il aime avait accepté son abandon de pouvoir pour le suivre. Pourtant, il n’est que trop humain et, une fois avoir gouté aux joies du pouvoir, il redécouvre sa triste condition. Le dénouement tragique lui permet ainsi de regagner sa véritable liberté.

Youcef Z.

Partager