»Matoub est l’étendard des pauvres et des persécutés »

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La Dépêche de Kabylie : Vous avez tenté une approche multidimensionnelle de Matoub, parlez-nous de la genèse du livre ?

Smaïl Grim : J’ai voulu mettre en évidence la portée universelle de la poésie et des combats multiformes menés par Matoub Lounès. Les thèmes récurrents de son répertoire et les causes qu’il y défend, à l’exception de quelques particularismes, qui sont similaires à ceux des poètes comme Victor Hugo, Baudelaire, Lorca, Hikmet, Anna Akhmatova, Kateb Yacine, Victor Jara, Darwish et j’en oublie, qui ramassant la tradition « de cette tradition féconde, qui prend le passé pour racine, a pour feuillage l’avenir » tracent des sillons pour que les ténèbres deviennent clartés.

Dans cet ouvrage, évocation et coup de cœur, j’aborde l’homme par le côté anecdotique en tableaux éclatés comme au théâtre. Tous les mots classés par ordre alphabétique, comme dans un dictionnaire, se rapportent à une personne, un acte, un lieu, un sentiment, un symbole ou un titre de chanson qui avaient un lien plus ou moins direct avec Matoub.

Moralité de cet hommage à notre aède assassiné et à nos Antiques disparus : si les mots sont souvent des armes contre l’injustice, les armes, elles, ne pourront jamais tuer les mots.

En tant que sociologue, quel aspect de Matoub Lounès vous captive le plus ? Pourquoi ?

Matoub Lounès est un de ces grands poètes-chanteurs qui ont tenté deconcilier le plus étroitement possible le verbe et l’action, le dire et le faire.

Sociologiquement, il est le produit et acteur d’une entité sociale désarticulée « à problèmes » dont l’œuvre artistique participe pleinement à la désaliénation et à la conscientisation des citoyens de « la famille qui avance » et des laissés-pour-compte de la modernisation.Il est aussi universel parce qu’il sait d’où il vient et où il va, et comme tous les « fils de la chimère », « les assoiffés d’azur », il déclare la guerre à la soumission, à l’asservissement en quête de l’insaisissable étoile, peut-être la Nedjma de Kateb, pour lui rendre « la constellation de l’enfance » et « arracher » la liberté confisquée.

Voulez-vous décrypter les rapports qu’entretenait le chanteur avec sa société ?

Dans une société et un monde invalides, le poète inonde de sa lumière « plaines et hauteurs ». Il écrit, crie et déclame pour dévoiler l’éternelle vérité des hommes courbés en marche sur des sentiers sanglants vers des étoiles rayonnantes. Matoub Lounès a chanté non, pour les lampions et se soumettre à la célébrité mais pour être à l’avant-garde des luttes pour les libertés fondamentales, l’Amazighité, socle d’une liberté morale. Il était le porte-parole et le messager de la « famille qui avance ».

Qu’est-ce qui fait de Matoub un artiste hors-pair ?

Matoub Lounès est un des parangons de la poésie algérienne chantée, belle et rebelle insoumise, pas celle qui ronronne chargée de flatterie et de pudibonderie, mais celle qui gronde et palpite, révoltée et subversive. Un « perturbateur dans la perturbation », Katébien en somme ! Contrairement à ce qu’insinuent certains puristes berbéristes, les productions poétiques de Matoub ne sont pas que des chansons de provocation.

Les formes esthétiques qui les enrobent et ourlent s’inscrivent dans les particularités de la poésie kabyle concernant les sujets lyriques, forts de métaphores somptueuses, de proverbes antiques et d’images ravageuses et originales. Sans oublier évidemment, le mode musical, le chaâbi, magistralement maîtrisé. Matoub est arrivé par le jeu du mandole et une voix caverneuse, gouleyante comme un bon vin du Dahra, et modulable à l’envi, à devenir un Aguellid de ce genre, supplantant les Chouyoukh conservateurs par un verbe qui ose.

Anticonformiste et idéaliste, qu’est-ce qui rapproche Lounès Matoub des Rimbaud, Baudelaire et autres Vian et l’éloigne de ses pairs ?

De la grande horde des « poètes maudits » (Rimbaud, Verlaine, Baudelaire, Jean Genet, Si Muh Ou M’hend, Poe, Jean Senac), les uns et les autres sont des exemples frappants de poètes au destin tragique.

Leur plus grand délit est d’avoir acquis malheureusement, la renommée souvent dans une atmosphère de folie furieuse, de maladies atypiques, de problèmes de pitance, d’alcoolisme ou de drogues et de dépressions n’échappant pas à la barbarie de l’homme. Poète-chanteur, « forgeron du mot », au destin tragique, Matoub Lounès a connu et traversé d’horribles épreuves.

« Ma vie n’a été que souffrance », dira-t-il. Un cri similaire à celui d’Anna Akhmatova, la Soviétique, en butte au stalinisme : « J’ai vécu trente ans sous l’aile de la mort. Ses blessures handicapantes infligées par la klach du « perfide gendarme de Michelet », en passant par les coups de couteau d’un voisin, sans oublier son kidnapping par les terroristes islamistes, furent en quelque sorte, l’antichambre de son dernier supplice : son lâche assassinat.

Ces poètes ont scruté et chanté le tragique et le foncièrement sombre en l’homme. Ils ont dépeint le désespoir et la mélancolie. Ils ont fait de ces « chants de désespérance » les plus belles pages de l’humanité. Les chansons de Lounès parlent de doutes existentiels, de deuil, de solitude, de souffrances mais contrairement à beaucoup de ses pairs, ces sentiments affligés s’inscrivent dans l’action et non la résignation et le fatalisme. Ils participent aux bouleversements culturels et à la fécondation sociale.

Qu’est-ce qui fait l’impact et l’emprise du chanteur sur ses fans et concitoyens ?

Indéniablement, la sincérité de Matoub, en plus de l’œuvre belle, puissante et rebelle, l’homme intègre et sans compromissions qui sommeille en Lounès. Le poète au verbe ciselé et tranchant, arme infaillible et éternelle contre l’oppression. Le « poète comme un boxeur » comme Kateb Yacine, au verbe lié à l’action sur le terrain des luttes.

Parler de Matoub sans évoquer la JSK, c’est un peu comme parler de Brel sans citer la Belgique. Quel est ce lien si mystique qui lie l’artiste du verbe à ceux du football ?

Contrairement au Grand Jacques qui magnifie sa Belgique natale (Le plat pays) tout en l’insultant dans les « Flaminquants », quand on aime la JSK, c’est « à la vie, à la mort ». Ce club de foot mythique, pour les Kabyles, est considéré par Matoub et un grand nombre de chanteurs comme le porte-étendard et l’emblème des luttes identitaires. Le poète évoque et loue les vertus fédératrices de ce symbole sportif. Le stade étant cette arène où se cristallisent tant de frustrations, mais surtout d’amour et d’espoir pour l’Amazighité, que Matoub a chanté gracieusement. Pour la juste cause des Hommes libres. Qu’elle est la question que vous n’aimeriez pas qu’on vous pose à propos de Lounès ? Pourquoi ?

Etait-il un « Homme debout » ?

Parce qu’un Homme ou une « Algérienne debout » ne se couche que pour mourir…

Auriez-vous quelque chose à ajouter auquel on n’a pas fait allusion dans nos questions ?

J’aimerais terminer sur l’aspect Hugolien de Matoub Lounès. De son humanisme et de son combat contre les voix haineuses de l’oppression, de ses chansons de résistance à la dictature du pouvoir et à l’intégrisme fasciste et obscurantiste. A l’instar de l’Auguste vieillard (Victor Hugo), il est l’étendard des pauvres et des persécutés de « l’Algérie toute entière contre la Hogra. Il est aussi à lui seul », une force qui va, « qui jette sa flamme sur l’éternelle Vérité ».

« C’est lui qui malgré les épines

L’envie et la dérision

Marche, courbé dans vos ruines »

(Les voix intérieures)

Propos recueillis par Ahmed Kessi

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