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L’histoire et la géographie de Bougie revisitées par un capitaine de Génie : Féerie de la nature et creuset de richesse humaine

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Au moment où Tlemcen est fêtée comme capitale de la culture islamique, le nom de la ville de Béjaïa est revenu comme un leitmotiv au cours des nombreuses conférences présentées et de documentaires filmés projetés à cette occasion. C’est que les liens humains et les rapports culturels entre ces deux cités prestigieuses du Maghreb central sont si ancestraux et si enchevêtrés qu’ils continuent à être vécus d’une manière intense. A elle seule, la ville de Béjaïa mérite amplement des festivités et des conférences qui mettraient en valeur son fonds culturel et scientifique, sa richesse humaine et sa nature exubérante. Quelques mois ne suffiraient sans doute pas à épuiser le sujet d’autant plus que des travaux de restauration d’anciens sites ou de bâtis historiques seraient nécessaires pour bien accompagner un tel effort de recherche et de vulgarisation.

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La géographie et les vestiges historiques de Bougie et de sa région ont émerveillé des historiens, des géographes, des hommes de lettres et même des soldats et officiers de l’armée coloniale. Et comment ne pas l’être devant cette cité aux fragrances antiques, médiévales et contemporaines à la fois ? Comment peut-on rester indifférent face à Yemma Gouraya, Aïn Boukhlil et Sidi Touati ? Il faudrait redoubler d’ingéniosité et fouiner dans son lexique pour qualifier la Casbah , la Vieille ville, Bab Ellouz, Acherchour, Bordj Moussa. La ville des deux saintes, Lalla Gouraya et Lalla Yamina, deux rivales gardiennes de la cité abritait déjà une université Sidi Touati, où des filles présentaient des thèses de mathématiques et d’astronomie. Le Fort de Gouraya, qui reçoit des visiteurs toute l’année, est l’un des vestiges espagnoles du XIVe siècle situé à 672 m d’altitude.

Du temps où elle était la capitale des Hammadites au XIIesiècle, Béjaïa compterait cent mille habitants, un chiffre énorme pour l’époque considérée. Les observateurs avertis ou les visiteurs occasionnels ne peuvent pas faire abstraction du reste du territoire de cette belle et généreuse partie de la Kabylie. Depuis la haute vallée de la Soummam , enserrée entre le Djurdjura et les Bibans (Aït Abbas, Aït Melikech, Aït Waghlis), jusqu’au domaine drainé par Oued Agrioun (Tamrijt, Darguina), en passant Adekar, Taourirt Ighil, Toudja, Tichy, Aokas, Souk El Tenine, tout ce vaste pays kabyle, fait de monts, de vallons et de côtes, a fait l’objet d’intérêt qui lui a valu éloges, descriptions minutieuses et études de la part de voyageurs missionnaires connus ou de simples visiteurs frappés par la beauté et l’histoire des lieux. Éloges portant sur les sites, les hommes, les constructions. Qui n’aurait pas le vertige mérité lorsque, perché sur Adrar Takoucht, à 1896 m d’altitude, juste à côté d’Ighil Izegoughène, il aperçoit la vastitude de la Méditerranée et les autres pitons dressés plus bas (Abladh Amellal, Adrar Djemaâ n’Siah). Pauvre est également celui qui n’a pas humé l’air de Boussellam à Tamokra, El Maïn, Tansaout, Aguemmoun n’Ath Aïssa et les thermes de Hammam Sidi Yahia. Que dire alors de celui à qui la chance n’a pas souri pour connaître la forêt de l’Akfadou, Adekar et les pentes ardues d’Aït Maâmar, Aït Idir et Adrar Ouchiouène ?

Outre la beauté des reliefs et des couverts végétaux, certains missionnaires avaient des raisons particulières de s’intéresser de près à cette partie importante et stratégique de la Kabylie. Nous pensons ici aux militaires français qui, déjà avant la conquête coloniale, ont parcouru ces espaces en vue d’en faire la connaissance la plus scrupuleuse possible aussi bien sur l’aspect physique (montagnes, rivières, forêts, régime hydrique) que sur le plan ethnologique, historique et culturel. Ces missionnaires avaient bien leurs objectifs stratégiques qui fondent leur connaissance du terrain et des hommes qu’ils allaient coloniser et soumettre. C’est paradoxalement pour cette raison que leur relation et leur récit sont très proches de la vérité. On n’a pas le droit de se tromper sur la transmission de l’information lorsqu’on prépare le terrain à l’installation des troupes.

Le capitaine Carette aborde Bougie

Officier de Génie au corps royal d’État-major, le capitaine Carette fit une description de Bougie et de sa région pendant la période allant de 1830 à 1833. Venant de Djidjelli (Jijel) et dépassant l’ex-Cavallo (El Aouana), le capitaine Carette écrit dans son journal : « Rien de plus imposant que le spectacle de la côte lorsqu’on a dépassé le cap Cavallo et qu’on pénètre dans le golfe de Bougie. Un vaste amphithéâtre de hautes montagnes apparaît dans l’enfoncement ; presque toutes ont leur sommet hérissé de roches nues ; quelques-unes conservent de la neige jusqu’au mois de juin. Au-dessous de la zone de roches et des neiges, règne un large bandeau de forêts. Au-dessous encore, commence la zone des vergers ; enfin la culture des potagers et des céréales occupe les déclivités inférieures. Quelques accidents remarquables se détachent sur ce fond majestueux. À l’Est, c’est le Babor, aplati en forme de table, au sommet sillonné de rides profondes sur les flancs. Au centre c’est le Kendirou, habité par une tribu de mineurs qui exploitent de riches gisements de fer. À l’Ouest, c’est le Toudja au pied duquel s’élève de beaux villages construits dans une forêt d’orangers.

Il se produit en entrant dans le golfe de Bougie une illusion qui fait que quelques arbres élevés, situés à fleur d’eau, s’éloignent par l’effet du mirage prêtant à la baie une profondeur immense. Mais, à mesure que l’on se rapproche de Bougie, l’illusion se dissipe et golfe montre dans leur réalité sa forme et son étendue.

Enfin, on arrive au mouillage, on se trouve alors au pied des roches grises du Gouraya, en face d’un groupe de maisons blanches séparées par des massifs de vergers. C’est un des plus illustres débris de la grandeur musulmane en Afrique et la capitale actuelle de la Kabylie. La ville et le port de Bougie occupent le segment occidental de l’hémicycle que dessine le golfe ».

Arrivé à Bougie-ville, Carette concentre toute son attention sur le mont Gouraya et le Cap Carbon, véritables joyaux de la nature dominant l’ancienne capitale des Hammadites. Depuis Cap Bouak, jouxtant l’avant-port, les Aiguades, Pointe noire, jusqu’à l’emplacement du phare sur Cap Carbon, le capitaine s’est arrêté sur les moindres détails rencontrés et sur les toutes les curiosités aperçues. Sur les cimes du Gouraya, il donne libre cours à ses capacités de description pour rapporter ce qui lui apparaît comme une merveille de la nature : la plaine de Bougie fendue par l’embouchure de la Soummam , Adrar Ufernu surplombant Boulimat et faisant face à Adrar Aghbalou (Toudja) et les villages sertissant tous ces flancs de montagnes.

Gouraya, gardienne de la Cité

À partir du site de la ville de Bougie, le mont Gouraya donne l’impression d’un rocher protecteur qui étend ses bras jusqu’aux portes de la Cité. Ce relief s’élevant au-dessus de la mer et la découpe du golfe ont imposé à Bougie une typologie de construction en cascades orientée vers les sud. Carette écrit à ce propos : «Bougie est bâtie en amphithéâtre sur deux croupes exposées au sud et séparées par un ravin profond appelé Oued Abzaz. Le ravin et les deux mamelons viennent se perdre dans la mer en formant une petite baie qui est le port actuel. En arrière de la ville règne un plateau de 145 mètres d’élévation d’où s’élance à pic à une hauteur de 671 mètres le Gouraya, remarquables par ses pentes abruptes, sa teinte grisâtre et ses formes décharnées.

La crête du Gouraya s’abaisse par ressauts successifs jusqu’au Cap Carbon qui ferme à l’Ouest le golfe de Bougie. Le premier porte le nom de Malaâb-Eddib (le théâtre du chacal). Puis viennent sept dentelures juxtaposées que les bougiotes comprennent sous la dénomination commune de Sebaâ Djeblet (les sept montagnes). À la base règne une caverne haute et profonde creusée par le choc incessant des vagues qui viennent s’y engouffrer avec des bruits sourds ; elle traverse le rocher de part en part, ce qui lui a fait donner le nom d’El Methqoub (Rocher percé).

La crypte naturelle d’El Methqoub fut au XIVesiècle le théâtre des pieuses méditations de Raymond Lulle. C’est dans cet oratoire sauvage et grandiose que l’infatigable apôtre venait chercher des inspiration durant le cours de sa mission en Afrique ». Raymond Lulle était un philosophe, poète et missionnaire catalan (1235-1315), maîtrisant la langue arabe, et qui a fait plusieurs missions d’évangélisation en Afrique du Nord. Son port d’attache était la ville de Bougie.

Après une description assez poussée de la géographie physique dans laquelle s’exprime le capitaine polyvalent (le botaniste, l’agronome, le géologue), Carette revient sur l’histoire ancienne et récente de Bougie d’après les documents auxquels il a eu accès ou sous forme de témoignages lorsque des événements ont eu lieu au moment il y était présent.

De Saldae à Bougie

De l’histoire berbéro-romaine, Bougie ne garde que de menues traces nébuleuses en comparaison de certaines villes de l’Est algérien. Carette écrit à ce propos : « Bougie occupe l’emplacement de la colonie romaine de Saldae. On y a retrouvé des soubassements de murs en pierres de taille, quelques tronçons de colonnes et plusieurs inscriptions latines. Mais la véritable grandeur de Bougie date de la période sarrasine (musulmane). Vers le milieu du XIesiècle, elle contenait plus de 20 000 maisons., ce qui suppose une population d’au moins 100 000 habitants. En 1509, au moment où elle fut prise par les Espagnols, elle renfermait plus de 8 000 défenseurs. La population indigène se trouve réduite aujourd’hui (aux environs de 1840, NDLR) à 146 individus dont un tiers de compose de Koulouglis et le reste de Kabyles.

Au temps de sa grandeur, Bougie avait des écoles renommées, de belles mosquées, des palais ornés de mosaïques et d’arabesques. Chaque années de nombreux pèlerins venaient la visiter. Aussi, l’appelait-on la petite Mecque. Un monument qui existe dans la haute ville rappelle cette tradition. C’est un puits situé parmi des débris sans nombre et sans nom. Les habitants l’appellent le puits de Zemzem. Par un caprice assez bizarre, le temps et la guerre, ces destructeurs impitoyables, ont respecté sur une grande partie de son étendue la muraille qui fermait Bougie alors qu’elle était la capitale des Hammadites et qu’elle tenait sous ses lois Bône, Constantine et Alger.

On retrouve encore un échantillon de l’architecture de cette époque dans l’ogive gracieuse et pittoresque appelée Porte des Pisans, qui s’élève au bord de la mer à côté du débarcadère actuel. C’est par cette étroite ouverture que le 29 septembre 1833 les Français ont fait leur apparition dans Bougie sous le feu des Kabyles.

La prise de Bougie par les Kabyles fut provoquée par des brigandages maritimes. En 1831, un brick de l’État ayant fait naufrage sur ses côtés, l’équipage fut massacré. Plus tard, un brick anglais s’étant présenté devant la ville a reçu, sans aucune provocation, deux coups de canon. Aussitôt, le consul d’Angleterre à Alger demanda satisfaction de cette insulte et exprima l’espoir que la France , maîtresse de la côte d’Afrique, saurait y faire respecter les pavillons amis. L’expédition ne fut cependant décidée que le 14 septembre 1833, et le 23 septembre, une colonne de 2 000 hommes partait de Toulon sous le commandement du général Trézel. Le 29 septembre, au point du jour, elle parut devant Bougie. Le débarquement s’opéra de vive force à côté du grand arceau du Moyen-âge appelé Porte des Pisans.

En deux heures, le fort Abdelkader, le fort Mouca et la Casbah furent en notre pouvoir. Mais, ma résistance qui avait été faible au moment de l’attaque, se prolongea pendant plusieurs jours de maison en maison. Enfin, le 12 octobre, le général français ayant reçu des renforts d’Alger et reconnaissant toute l’importance de la position du Gouraya résolut de l’enlever aux Kabyles.

L’attaque fut bien conduite et réussie. Dès ce moment, les irruptions par la montagne cessèrent, et le cadavre de Bougie resta définitivement aux Français».

Après une longue description technique du golfe de Bougie et son importance stratégique dans la défense et le commerce, le capitaine Carette trace les grands traits des populations kabyles : le sens et la valeur du travail, l’amour de la liberté et le sens de la dignité : « Le goût de la stabilité l’amour du ravin natal, l’habitude du travail, l’exercice des arts professionnels, le soin et l’art des cultures ne se retrouvent nulle part au même degré que chez les habitants des montagnes qui entourent la ville de Bougie ».

Amar Naït Messaoud

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Bibiliographie : Rapport du capitaine de Génie E.M. Carette dans «Algérie et États tripolitains» -1848

Réédition Bouslama –Tunis-1980

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