Adverse fortune d’une mémoire scotomisée

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Malgré son caractère laconique, la déclaration du 1er-Novembre a tracé les grands traits des profondes aspirations du peuple algérien – libération de la patrie et fondation d’une république démocratique et sociale – que sont venus renforcer les principes issus du congrès de la Soummam moins de deux ans après les coups de feu de la Toussaint. Que sont ces principes et ces espoirs devenus près d’un demi-siècle après la libération de la patrie ? Administrée comme une boîte privée par une équipe qui a vu son étoile poindre quelques mois avant l’Indépendance avec la force des armes, l’Algérie fut conduite vers un socialisme de caserne, qui a cassé les ardeurs et les ressorts de la société, mâtiné d’un arabo-islamisme qui a castré l’Algérie d’une partie de son identité tout en préparant le lit à une idéologie nihiliste à contre-courant des valeurs de novembre. La capitalisation des fondements de la révolution de Novembre 1954 par la génération qui inaugure le troisième millénaire par une sorte de “transition permanente’’ semble des plus problématiques. C’est que, en cours de route et par des remises en cause successives dictées par l’exercice du pouvoir absolu-qui, assure-t-on, corrompt absolument-, des maillons forts de la chaîne ont cassé. La transmission de la mémoire, trop sélective et détournée au profit d’une caste, a fini par générer le sentiment contraire de ce qui eût dû constituer la substantifique moelle d’un moi collectif qui prendrait appui sur les principes de Novembre et de la plate-forme de la Soummam.

Et c’est presque sans étonnement que l’on constate que l’historiographie officielle, dont sont issus les programmes scolaires et universitaires de la matière “Histoire’’, campe toujours, à quelques exceptions près, sur un style dithyrambique, voire hagiographique, qui exclut les erreurs, les contradictions et… les personnalités gênantes qui pourraient faire ombrage aux opportunistes de tous bords-qui se sont accaparés du pouvoir et du capital sentimental de la Révolution – ainsi qu’aux tard – venus, pour reprendre une pertinente expression de Mostefa Lacheraf.

“La dynamique de la révolution algérienne nous apparaît mieux à travers ses résultats. Après une colonisation plus radicale que dans les autres pays du Maghreb, la révolution a produit un régime bureaucratique, autoritaire (…)’’, écrit Mohamed Harbi. La gestion catastrophique de la rente pétrolière, le clientélisme, le conservatisme culturel alimenté par une idéologie arabo-islamique désuète, la montée des périls islamistes et d’autres tares dont nous payons aujourd’hui la facture, sont aussi, quelque part, le prolongement d’une histoire encore trop tourmentée pour qu’elle soit sereinement assumée et définitivement dépassée par la jeunesse d’aujourd’hui. L’ascension fulgurante de la rente pétrolière avait longtemps conforté les décideurs et les gestionnaires dans leur choix d’une politique populiste destinée à acheter le silence et l’acquiescement des populations sous le prétexte des “trois révolutions’’, d’un illusoire et hypocrite équilibre régional et du soutien des prix à la consommation. Les errements politiques subséquents ont conduit à un despotisme non éclairé qui avait muselé toute forme de contestation ou d’opposition. La “kermesse’’ a duré un peu plus de trois décennies. Le réveil fut brutal et un véritable nœud de vipères se ligua contre le pays qui se retrouvera en cessation de payement après avoir “mangé son blé en herbe’’. Le peuple se retrouva pieds et point liés à subir le supplice de Prométhée enchaîné sur les monts du Caucase : chômage, suicide, impasse sociale, fuite des cerveaux, subversion terroriste et d’autres signes d’une patente déréliction humaine frapperont, au cours de la dernière décennie, le pays de Novembre 54. Devrait-on abonder dans le sens du constat qui dit : “Heureux les martyrs qui n’ont rien vu !’’ ? Devant l’ impatience des Algériens à voir leur destinée changer sérieusement de cap pour accéder au rang de peuple émancipé, honorer le combat des aînés et mettre fin à toutes formes de rente- aussi bien de légitimité historique que de l’or noir –, les autorités politiques du pays n’ont réellement de choix que de poursuivre et d’approfondir les chantiers des réformes dans tous les secteurs de la vie nationale. Les éventuelles tergiversations ou autres compromis tactiques qui pourraient retarder ou contrarier de tels espoirs seraient perçus plus qu’une déception : une débâcle historique qui se perpétue.

Amar Naït Messaoud

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