Les vérités du P-DG sur la crise qui bloque l’ENIEM

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Dans cet entretien qu’il a accordé hier en exclusivité à la Dépêche de Kabylie, le président-directeur général de l’ENIEM, Djilali Mouazer, détaille les blocages qui enchaînent l’entreprise et nomme leur source. Il revient également sur les origines des difficultés que vit l’entreprise depuis plusieurs années, mais aussi sur ses ambitions à l’international et le partenariat stratégique projeté avec Cevital.

La Dépêche de Kabylie : Pour commencer, où en est la situation à l’ENIEM ?

Djilali Mouazer : Avant-hier, nous avons tenu une réunion, nous et quatre autres sociétés également en difficulté, avec le PDG de la banque extérieur d’Algérie, sous l’égide de notre groupe, ELEC Al Djazaïr, durant laquelle nous avons exposé nos réels besoins. Et comme tout le monde le sait désor mais, la BEA nous a accordé, dimanche, un fonds d’urgence de 1,1 milliard de dinars qui est insuffisant pour pouvoir assurer notre production et rassurer nos clients audelà de deux mois. Donc, nous avons été pour demander un supplément de 700 millions de dinars pour pouvoir assurer au moins quatre mois d’activité.

Notre demande de ce complément est appuyée par des copies de contrats des marchés que nous avons contractés avec nos clients mais qui sont, hélas, non encore exécutés à cause de la rupture de stock. La direction de la banque nous a demandé de faire une demande officielle concernant ce supplément, chose que nous avons faite hier soir (avant-hier ndlr). Nous attendons que la BEA donne suite favorable à notre demande. Je signale que la BEA nous a demandé d’écrire une demande qu’elle va traiter. Nous, nous avons demandé un supplément de financement pour garantir deux autres mois d’activités et avoir ainsi une assurance d’être en activité pendant 120 jours.

Il faut juste préciser pour que tout un chacun doit comprendre la procédure, la banque ne nous injecte pas de l’argent liquide, elle le fait à travers une autorisation de crédit qui nous autorise à engager des achats par exemple. La concrétisation de cette opération peut, néanmoins, prendre de deux à quatre mois, voire jusqu’à six ou neuf mois. Ceci pour tout vous expliquer concernant le 1,1 milliard de dinars que nous avons eu dimanche. Cette procédure est très contraignante et parfois elle est la source de blocage des actions commerciales, car il n’est pas évident de trouver un fournisseur qui accepte de vous livrer sa marchandise à crédit sur une durée de neuf mois.

L’ENIEM, comme d’autres entreprises, arrive à avoir ce fournisseur dans de par eilles conditions, mais la facture devient plus salée car nous payons des commissions sur ce retard de paiement qui sont généralement supérieures à 5% de la valeur totale de la marchandise acquise. Ajoutez à cela d’autres frais supplémentaires qui entrent dans la calculette, à l’instar des frais de douanes, des assurances… C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certains produits ont connu une hausse de tarifs, car il est économiquement logique de répercuter tous ces frais sur le produit.

Nos fournisseurs sont essentiellement basés en Europe, mais aussi en Asie, telle la Chine et la Corée du sud et dans le MoyenOrient, comme l’Égypte et le Liban, et des pays du Golfe, à l’instar de l’Arabie saoudite. Cette multitude de fournisseurs est justifiée par la large gamme que nous produisons. Les fournisseurs européens sont pratiquement les seuls qui acceptent de commercer avec nous à crédits.

Les autres commercent avec nous à travers le crédit documentaire, mais ils vous posent la condition de ne pas dépasser 60 jours pour le paiement, or, la loi a changé sur le crédit documentaire qui a porté le délai à 170 jours, ce qui nous met dans une situation de surcoûts générés par les commissions que nous payons sur les caisses de l’entreprise.

Qu’est-ce qui a mené l’entreprise à ne plus pouvoir assurer ses approvisionnements en matières premières ?

Les difficultés de l’entreprise ne datent pas d’aujourd’hui. Nous subissons les conséquences de la non-gestion. L’ENIEM a connu des périodes de mauvaise gestion, de très mauvaise gestion et de non-gestion. Les indicateurs de ces périodes de mauvaise gestion sont apparus à l’ouverture du marché algérien à l’électroménager étranger.

L’ENIEM ne s’est pas adaptée aux mutations qu’a connues le marché de l’électroménager : aucune stratégie commerciale n’a été faite à cette époque-là, la preuve en est qu’aucun réseau de distribution n’a été mis en place. Il aura fallu attendre ma venue à la tête de l’entreprise, fin juillet 2018, pour lancer ce plan.

D’ailleurs, ma première décision fut de remédier à cette absence totale de réseau de distribution nationale, et, pourquoi pas, se mettre à l’international à travers les possibilités d’exportations qui nous sont offertes. Certes, en 2019, nous n’avons pas pu faire grand-chose à ce sujet vu la situation du pays, mais désormais nous en sommes déjà à notre dixième show-room que nous avons ouvert, avant d’atteindre toutes les wilayas du pays d’ici la fin de l’année.

Comment se fait-il qu’une entreprise de production, dont les produits s’écoulent bien sur le marché, n’engrange pas de bénéfices et se retrouve dans l’obligation de chercher constamment des financements ?

Faux ! Les produits ENIEM ne s’écoulent pas bien sur le marché comme d’aucuns l’entendent. Ce que vous dites était vrai durant la période de monopole, mais depuis l’ouverture au privé, au début des années 2000, les ventes de l’ENIEM ont périclité. À l’époque du monopole, nous ne détenions déjà que 60% du marché de l’électroménager, actuellement nous n’en avons qu’entre 8 et 10% des parts de marché.

Ce fléchissement brutal des parts de marché est dû essentiellement à l’absence de la stratégie commerciale dont je vous ai parlé plus haut. Cela a beaucoup favorisé l’émergence des difficultés financières à l’ENIEM. Ce qui a fait également très mal à la trésorerie de l’entreprise, ce sont les départs massifs à la retraite anticipée en 2016, à travers cette opération, nous n’avons pas seulement perdu des compétences, mais aussi beaucoup d’argent, au point où même le fonds de roulement a été touché.

Ajoutez à cela le ratage, pour ne pas dire l’échec, du programme de développement de l’entreprise. Alors que les autorités publiques avaient accordé des mesures pour la relance économique, à l’ENIEM nous avons adopté un plan de développement mal étudié et sans aucune consistance sur le plan des perspectives commerciales et financières pour l’entreprise. D’ailleurs, le premier plan que nous avions mis en place fut un échec total car nous avions engagé une société qui n’était pas à la hauteur du projet qu’on lui a confié.

C’est l’Italien Appliance engineering qui a été chargé de concevoir et de réaliser la modernisation des produits réfrigérateurs existants. AE s’est trompé de conception d’où l’échec du projet. Cette opération a coûté à l’ENIEM 400 millions de dinars en achats d’équipements, ajoutez à cela le manque à produire qui a généré un énorme manque à gagner équivalent à trois ou quatre fois la valeur des nouveaux équipements acquis pour les besoin de ce plan.

Cela a sérieusement affecté le chiffre d’affaires durant les années 2016, 2017, 2018 et 2019. Donc, pour bien récapituler, les difficultés de l’ENIEM se sont aggravées par les départs massifs à la retraite en 2016, et l’échec du plan de redéploiement qui devait être entamé la même année.

La logique commerciale d’une entreprise de production veut que tant que ça produit, ça se vend, il y a des bénéfices, où en est l’ENIEM avec cette simple équation ?

Il y a certes des rentrées d’argent, mais il y a aussi d’énormes dépenses notamment en charges salariales. Il faut savoir qu’actuellement l’ENIEM n’est pas bénéficiaire, surtout avec les blocages que nous avons vécus en 2019. S’il n’y avait pas eu ces blocages, ENIEM aurait été bénéficiaire durant l’année écoulée. Lorsqu’on fait du social, on doit s’attendre à des difficultés de trésorerie.

La doctrine socialisante qui a fondé nos entreprises économiques et qui continue de subsister est la source de ce que vivent l’ensemble de ces entreprises à ce jour. C’est un enchaînement vicieux et dangereux. Conjuguer cela à une mauvaise gestion, au risque de me répéter, la non-gestion au sein de l’ENIEM pendant plusieurs années, ne peut vous permettre d’avoir une trésorerie saine ou dans le positif. La logique sociale, ou bien la politique sociale, interdit à toute entreprise publique d’entreprendre la moindre mesure de redressement ou de sauvetage qui toucherait les travailleurs, et ce n’est pas moi qui vais toucher aux travailleurs.

Actuellement, si l’ENIEM est à l’arrêt et ne peut honorer ses engagements vis-à-vis de ses clients, c’est en raison de l’épuisement des stocks de matière première. Comment cela a-t-il pu arriver dans une aussi grande entreprise, sans que personne n’ait tiré la sonnette d’alarme ?

Non ! Nous avons tiré la sonnette d’alarme depuis octobre 2019 avec la saisine de notre tutelle qui est notre groupe, ELEC AlDjazaïr, mais aussi notre banque. Mais c’est cette dernière qui nous a bloqués. Je le dis et je le répète, notre banque nous a bloqués durant toute l’année 2019 à travers zéro crédit.

Certes, l’ENIEM est lourdement endettée à la BEA, mais ça ne devrait pas devenir un point de fixation ou une raison économiquement au blocage d’une entreprise de production, d’autant plus que nous avons présenté un plan de charge et un plan d’action de redressement de la situation de l’entreprise. Nous avons fait valoir tout cela à la banque, malheureusement nous nous sommes retrouvés dans un dialogue de sourds. La BEA n’a même pas voulu nous écouter.

Je dis à cette banque, vous nous avez aidés lorsqu’il fallait faire du social, à cause duquel l’ENIEM reste très endettée justement, mais pour relancer l’activité économique, vous refusez. La banque ne veut pas aider pour la relance économique de l’entreprise, mais elle l’a fait lorsqu’il s’agissait de faire le social et distribuer l’argent aux partants à la retraite proportionnelle, chose qui demeure, néanmoins, un droit et un acquis social pour le travailleur.

Pourquoi avoir mis tout ce temps pour réagir ?

Qui ? Nous ? Nous n’avons pas tardé à réagir justement. Quant à la banque, elle n’a pas été sensible à la situation et au devenir de l’entreprise. Je ne peux pas me mettre à leur place pour réponde objectivement. Peutêtre les responsables de cette banque avaient-ils peur ? Je ne peux pas le savoir. En ce qui concerne le comité des participations de l’État, on lui a introduit une demande, hélas la conjoncture du pays a fait que la demande n’a été traitée qu’en octobre dernier.

Je ne peux accuser le CPE, mais j’en tiens rigueur beaucoup plus au banquier, car il est en possession de solutions qu’il pourrait bien nous offrir, étant donné qu’il existe des possibilités de financer nos activités. Par le passé, la banque nous débloquait annuellement 1,9 milliard dans le cadre de ce qu’on appelle un créditrelais, entrant dans la ligne de crédit, que nous remboursons durant la même année pour pouvoir en avoir un autre l’année suivante, mais comme je l’ai dit, l’année 2019 nous avons eu zéro dinars dans le cadre de ce crédit.

Les dettes de l’ENIEM se chiffrent à combien ?

Les dettes de l’ENIEM avoisinent les six milliards de dinars, dont les deux tiers sont liés à l’exploitation à court terme, le tiers restant, de long terme, concerne la dette d’investissement. Ceci dit, les garanties que nous avons fournies à la banque s’élèvent à dix fois le montant de notre dette.

Au moment où l’entreprise vise à conquérir des marchés extérieurs, elle se retrouve dans l’incapacité de fabriquer…

C’est l’un des points forts sur lequel nous nous sommes appuyés dans notre plan de développement que nous avons présenté à la banque et à notre groupe. Il faut savoir que nos produits sont très estimés dans certains pays africains. L’ENIEM a déjà exporté, certes en petites quantités, vers certains pays de l’Afrique de l’Ouest, excepté en 2019.

Nous avons une stratégie ficelée pour l’exportation que nous allons appliquer une fois que nous aurons surmonté cette situation de crise. À présent, ce qui se vend en Tunisie, en Libye et dans les pays de la CEDEAO est l’œuvre de la contrebande, car nos produits sont très estimés et prisés dans ces pays. Cela nous encourage à envisager un réel déploiement sur le continent surtout que la ZLEC africaine deviendra effective à partir de juin prochain. Ajoutez à cela les contacts très avancés avec certains pays de l’ex-URSS, à l’instar de la Géorgie, qui connaissent parfaitement nos produits et leurs prix, et veulent qu’on leur en exporte.

C’est pourquoi il est dans l’intérêt de l’entreprise et de l’économie nationale d’accélérer le déblocage de la situation dans laquelle on nous a mis depuis plusieurs mois déjà. Nous devons tous, pas qu’à l’ENIEM, libérer les consciences et ne pas se mettre en travers des entreprises nationales, qu’elles soient du public ou du privé, qui constitueront la source de revenus de la devise, si elles sont aidées bien sûr, dans la conquête de ce vaste et vierge marché africain. Mes amis banquiers notamment n’ont pas besoin de schémas à leur faire sur mes propos.

N’est-il pas contradictoire de se lancer dans une opération de généralisation de showroom alors que vous ne fabriquez absolument rien ?

Ben…, sincèrement, nous avons arrêté momentanément l’opération de mise en place des showrooms, mais la prospection suit son cours. Ce qui est gelé, c’est seulement l’ouverture des points d’exposition et de vente, car nous n’avons pas de quoi les approvisionner. Vous avez tout à fait raison, nous n’avons aucun produit à leur donner à vendre.

L’ENIEM n’est-elle pas intéressée par le partenariat public-privé adopté en 2017 ?

Si ! Nous sommes très intéressés. Nous avons même lancé un appel aux entreprises publiques et privées nationales pour venir s’associer avec l’ENIEM dans le cadre de ce partenariat. Nous sommes d’ailleurs encouragés à le faire par les autorités publiques. Comme je l’ai déjà dit précédemment, nous avions engagé des discussions très avancées avec Cevital en 2019, mais la conjoncture dans laquelle s’est retrouvé le pays nous a contraints à surseoir momentanément à l’opération.

Il était prévu de concrétiser notre projet à la fin du premier semestre 2019 qui consistait en la création d’une joint-venture pour la production de 250 000 à 300 000 congélateurs/an dont la majeur partie de la production est destinée à l’exportation. Nous avons d’ailleurs, ces derniers jours, relancé Cevital sur ce projet car nous avons, à vrai dire, finalisé beaucoup de projets en sus de cette joint-venture de congélateurs, dans le cadre d’un plan d’alliance stratégique. On les a invités à reprendre les discussions, on attend toujours leur réponse. Cevital ne s’oppose pas à la reprise des discussions, mais je ne peux dire à leur place ce qui les met dans l’attentisme.

Entretien réalisé par M. A. Temmar

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