Le texte feraounien au-delà de la fiction

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Dans moins de deux semaines, le monde de la culture algérienne commémorera le 48e anniversaire de l’assassinat de Mouloud Feraoun, un des plus grands écrivains algériens de langue française et un humaniste impénitent qui payera de sa vie sa foi en le pouvoir de la culture d’établir des ponts entre les communautés et les peuples pour le bien-être individuel et collectif.

Mouloud Feraoun représente la kabylité dans ce qu’elle a comme valeurs d’ouverture et d’humanisme, de dignité et d’honnêteté. Lui qui croyait aux valeurs universelles de fraternité et de coexistence conviviale, a eu son destin arrêté par l’esprit d’intolérance et de haine vengeresse.

Le 15 mars 1962, lors d’une réunion à El Biar au siège de la direction des centres sociaux dont Feraoun était un des inspecteurs, un commando de l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS) fait irruption dans la salle de réunion et fait sortir six inspecteurs sociaux : Feraoun, Ali Hamoutène, Salah Ould Aoudia, Max Marchand, Marcel Marchand et Marcel Basset. Ils furent fusillés à l’extérieur, face au mur.

Mouloud Mammeri écrit à ce sujet : ‘’Le 15 mars 1962, au matin, une petite bande d’assassins se sont présentés au lieu où, avec d’autres hommes de bonne volonté il travaillait à émanciper des esprits jeunes ; on les a alignés contre le mur et…on a coupé pour toujours la voix de Fouroulou…Pour toujours ? Ses assassins l’ont cru, mais l’histoire a montré qu’ils s’étaient trompés, car d’eux il ne reste rien…rien que le souvenir mauvais d’un geste stupide et meurtrier, mais de Mouloud Feraoun la voix continue de vivre parmi nous.’’

Il est né le 8 mars 1913 à Tizi Hibel, dans les Ath Douala. Son vrai nom est Aït Chabane. Il est issu d’une famille paysanne pauvre. Son père, mort en 1958, avait travaillé en France comme mineur. Mouloud a été berger pendant une année.

A sept ans, il entre à l’école de Taourirt-Moussa. Par la suite, il rejoint le collège de Tizi Ouzou grâce à une bourse. Il fait ensuite l’Ecole Normale de Bouzaréah où il fera la connaissance de plusieurs Européens et Algériens dont certains, comme Emmanuel Roblès, deviendront de véritables amis de notre futur écrivain.

Instituteur dans son village natal en 1935, puis à Taourirt-Moussa en 1946. Il épousera sa cousine Dahbia avec laquelle il aura sept enfants. Au début des années 1940, il est affecté à l’école de Taboudrist à Beni Douala, avant d’exercer pendant une année à l’école d’Aït Abdelmoumène.

Il travaillera comme enseignant à l’école de Taourirt-Moussa de 1946 à 1952. En 1939, il avait déjà commencé à écrire son premier roman qu’il avait appelé Fouroulou Menrad et qui deviendra par la suite “Le Fils du pauvre», publié pour la première fois en 1950 dans la revue “Les Cahiers du nouvel humanisme”. Ce livre reçut le Prix de la ville d’Alger.

En 1952, Feraoun est nommé directeur du cours complémentaire de Fort-National avant d’occuper cinq ans plus tard le poste de directeur de l’école Nador au Clos-Salembier (Alger). Il reçoit le Prix Populiste pour son second roman “La Terre et le sang” en 1953.

Il publiera “Jours de Kabylie” en 1954. Cet ensemble de tableaux illustrés par les dessins de Brouty est à mi-chemin entre le roman et la nouvelle avec, en plus, la suavité propre au conte.

“Les Chemins qui montent” est publié au Seuil en 1957, un roman qui continue en quelque sorte “La Terre et le sang”. C’est en 1960 que paraît aux Editions de Minuit le recueil intitulé : Les Poèmes de Si Mohand. Un roman inachevé est publié en 1972 sous le titre “L’Anniversaire”.

Mouloud Feraoun a aussi écrit des chroniques et des notes pendant la guerre de Libération qui deviendront par la suite Le Journal, témoignage capital sur la guerre. Les lettres qu’il écrivait à ses amis entre 1949 et 1962 ont été publiées aux éditions du Seuil en 1969 sous le simple titre “Lettres à ses amis”.

Selon son fils, Ali Feraoun, l’écrivain aurait achevé un roman dont le manuscrit se trouverait à la faculté de philologie de Valence et dont la publication aurait été programmée pour l’année 2002.

“Ce livre intitulé” : La Cité des roses aurait été envoyé aux éditions du Seuil et de Gallimard, mais elles l’auraient refusé pour la ‘’virulence du ton’’. Ce roman traiterait de la torture, des arrestations arbitraires et des événements du 13 mai 1958.

Les travaux de Mouloud Feraoun les plus diffusés par l’école, l’université et la presse sont surtout ses œuvres de fictions.

Nous voulons présenter ici aux lecteurs un petit aperçu de l’autre versant de l’écrivain qui fait intervenir la chronique, le journal, la correspondance, la critique littéraire et la recherche dans le patrimoine populaire.

Lettres et chroniques : l’art de l’immédiat et de l’urgence

La chronique sous forme de journal où l’auteur mentionne les événements auxquels il assiste ou qu’il subit lui-même est une tradition de la littérature occidentale à laquelle se sont ‘’soumis’’ nombre d’écrivains. Victor Hugo avec ses Choses vues, Le Journal des Goncourt et celui de Jules Renard, sont des exemples d’un genre qui a fait florès dans l’histoire littéraire.

De même, l’art épistolaire est intimement lié à cette sphère culturelle même si, dans d’autres contrées plus ou moins éloignées (Chine, monde arabe), ce genre a fait une petite incursion dans le monde des lettres.

Ces deux moyens d’expression n’ont pas été abordés par Mouloud Feraoun d’une façon, disons, ‘’préméditée’’. Il n’avait pas l’intention de faire une carrière d’écrivain en réalisant un journal ou en écrivant du courrier à des amis ou des proches.

L’on peut dire que la chose s’est presque imposée à lui, d’abord par les événements rapides et cruels qui le poussaient à remplir des feuilles dont il ne voyait pas tout de suite le destin, ensuite par l’insistance imparable de ses amis, à la tête desquels on retrouve Emmanuel Roblès, pour mettre au propre ses écrits et les envoyer à l’édition.

La réticence de Feraoun n’est pas due à un manque d’ambition littéraire, mais, on serait tenté de penser que l’auteur du “Fils du Pauvre” a amplement trouvé sa voie dans le genre romanesque qui, manifestement, le comble par les éloges qui lui furent adressés par la critique littéraire et par les prix qu’il reçut à l’occasion de la publication de certains de ses ouvrages.

Nonobstant cette façon de voir, Feraoun a réussi magistralement deux documents importants en écrivant “Le Journal et Lettres à ses amis”. Le premier ouvrage cité est le rassemblement des notes presque quotidiennes qu’il entreprit le premier novembre 1955 à 18h 30 (soit une année après le début de la guerre de Libération) et qui se termineront brusquement le 14 mars 1962, la veille de son assassinat. Dans la réédition du Journal en 1998 aux éditions ENAG de Réghaïa, Christiane Achour Chaulet écrit dans sa présentation : ‘’S’il est un texte de Mouloud Feraoun bien délicat à présenter, c’est bien celui du Journal. Texte vivant, écrit par bribes, par fragments, non remanié dans une structure de fiction qui construirait une cohérence, il heurte et bouscule ceux qui le lisent. Seul l’événement central est unificateur : c’est un journal sur la guerre, tout le reste passe au second plan (…) C’est une œuvre écrite sur le vif et qui tranche dans le vif. Le discours autobiographique qui, jusque-là était voilé biaisé se donne à lire ‘’en direct’’, pourrait-on dire.

‘’Le Journal, ajoute-elle, est le texte d’un homme qui observe, meurtri et écartelé son pays livré à la violence’’. Feraoun écrit lui-même qu’il est “un observateur attentif qui souffre toute la souffrance des hommes et cherche à voir clair dans un monde où la cruauté dispute la première place à la bêtise’’ (6 janvier 1957).’’Un peuple habitué à recevoir les coups, qui continue d’encaisser mais qui est las, las, au bord du désespoir (…) Il fait pitié le peuple de chez nous et j’ai honte de ma quiétude’’ (9 septembre 1956)’’ ; et Christiane Achour note que “l’on est bien loin de l’image positive d’une littérature de propagande ou d’autres récits de vie d’acteurs de la lutte, d’un peuple en lutte par conviction et nécessité historique”.

Dans une page écrite le 12 janvier 1957, Feraoun fait une lecture du journal clandestin El Moudjahid publié par le FLN : « J’ai pu lire d’un bout à l’autre le numéro spécial du Moudjahid. J’ai été navré d’y retrouver pompeusement idiot,le style d’un certain hebdomadaire régional. Il y a dans ces trente pages beaucoup de foi et de désintéressement mais aussi beaucoup de démagogie, de prétention, un peu de naïveté et d’inquiétude. Si c’est là la crème du FLN, je ne me fait pas d’illusions, ils tireront les marrons du feu pour quelques gros bourgeois, quelques gros politiciens tapis mystérieusement dans leur courageux mutisme et qui attendent l’heure de la curée. Pauvres montagnards, pauvres étudiants, pauvres jeunes gens, vos ennemis de demain seront pires que ceux d’hier’’.

Le 14 mars, veille de son assassinat, Feraoun écrit la page qui sera la dernière de son Journal et de sa vie : « A Alger, c’est la terreur. Les gens circulent tout de même et ceux qui doivent gagner leur vie ou tout simplement faire leurs commissions sont obligés de sortir et sortent sans trop savoir s’ils vont revenir ou tomber dans la rue. Nous en sommes tous là les courageux et les lâches, au point que l’on se demande si tous ces qualificatifs existent vraiment ou si ce ne sont pas des illusions sans véritable réalité. Non, on ne distingue plus les courageux des lâches. A moins que nous soyons tous, à force de vivre dans la peur, devenus insensibles et inconscients. Bien sûr, je ne veux pas mourir et je ne veux absolument pas que mes enfants meurent, mais je ne prends aucune précaution particulière en dehors de celles qui, depuis une quinzaine sont devenues des habitudes : limitation des sorties, courses pour acheter en ‘’gros’’, suppression des visites aux amis. Mais, chaque fois que l’un d’entre nous sort, il décrit au retour un attentat ou signale une victime ».

L’édition du Seuil a annexé au “Journal», juste après sa dernière page, une lettre écrite par le fils de Feraoun à l’ami de son père, Emmanuel Roblès, après la mort de l’écrivain.

C’est une grande lacune dans l’édition algérienne ENAG qui devrait être comblée un jour par respect à la mémoire de Feraoun et par égard au lecteur à qui elle apportera des éléments d’informations précieux. Il y est, entre autres, écrit : ‘’Mardi, vous avez écrit une lettre à mon père qu’il ne lira jamais…C’est affreux ! Mercredi soir nous avons- pour la première fois depuis que nous sommes à la villa Lung- longuement veillé avec mon père dans la cuisine, puis au salon. Nous avons évoqué toutes les écoles où il a exercé (…) C’était la dernière fois que je le voyais. Je l’ai entendu pour la dernière fois le matin à huit heures. J’étais au lit. Il a dit à maman :’’Laisse les enfants dormir.’’ Elle voulait nous réveiller pour nous envoyer à l’école. ‘’Chaque matin tu fais sortir trois hommes. Tu ne penses pas tout de même qu’ils te les rendront comme ça tous les jours !’’. Maman a craché sur le feu pour conjurer le mauvais sort. Vous voyez ! Le feu n’a rien fait. Papa est sorti seul et ils ne nous l’ont pas ‘’rendu’’.

‘’Je l’ai vu à la morgue. Douze balles, aucune sur le visage. Il était beau, mon père, mais tout glacé et ne voulait regarder personne. Il y en avait une cinquantaine, comme lui,, sur les tables, sur les bancs, sur le sol, partout. On avait couché mon père au milieu, sur une table.

A Tizi Hibel nous avons eu des ennuis avec l’autodéfense et l’armée française et nous avons dû nous sauver après l’enterrement. Il est enterré à l’entrée de Tizi Hibel, en face de la maison des Sœurs blanches.’’

Le Journal de Mouloud Feraoun reste un document essentiel sur la guerre de Libération et sur certains aspects de la vie de l’écrivain. C’est le témoignage d’un être tiraillé et profondément angoissé. « N’ai-je pas écrit tout ceci au jour le jour, selon mon état d’âme, mon humeur, selon les circonstances, l’atmosphère créée par l’événement et le retentissement qu’il a pu avoir dans mon cœur ? Et pourquoi ai-je ainsi écrit au fur et à mesure si ce n’est pour témoigner, pour clamer à la face du monde la souffrance et le malheur qui ont rôdé autour de moi ? Certes, j’ai été bien maladroit, bien téméraire, le jour où j’ai décidé d’écrire, mais autour de moi qui eût voulu le faire à ma place et aurais-je pu rester aveugle et sourd pour me taire et ne pas risquer d’étouffer à force de rentrer mon désespoir et ma colère ? Et maintenant que c’est fait, que tout est là consigné bon ou mauvais, vrai ou faux, maintenant que nous entrevoyons la fin du cauchemar, faudra-il garder tout ceci pour moi ?

(…)Je sais combien il est difficile d’être juste, je sais que la grandeur d’âme consiste à accepter l’injustice pour éviter soi-même d’être injuste, je connais, enfin, les vertus héroïques du silence. Bonnes gens, j’aurais pu mourir, depuis bientôt dix ans, dix fois j’ai pu détourner la menace, me mettre à l’abri pour continuer de regarder ceux qui meurent. Ceux qui ont souffert, ceux qui sont morts pourraient dire des choses et des choses. J’ai voulu timidement en dire un peu à leur place. Et ce que j’en dis, c’est de tout cœur, avec ce que je peux avoir de discernement et de conscience » (17 août 1961).

Le second ouvrage qui a également une valeur documentaire certaine, c’est : Lettres à ses amis, un ouvrage édité par Le Seuil en 1969, soit sept années après la mort de l’auteur, et qui rassemble une bonne partie de la correspondance que l’auteur entretenait avec ses amis. Ces Lettres s’étalent de 1949 à 1962 et ne répondent à aucune périodicité particulière.

La réédition par l’ENAG de Réghaïa de Lettres à ses amis en 1998 est présentée par Christiane Achour Chaulet. ‘’Découvrir un écrivain de l’autre côté du miroir…de son écriture est un plaisir toujours renouvelé : celui que nous procure la correspondance rassemblée par Emmanuel Roblès et les éditions du Seuil dans le volume, publié pour la première fois en 1969, Lettres à ses amis. Aujourd’hui où la communication épistolaire a tendance à disparaître, la lecture de ces Lettres rappelle la saveur des mots ancrés dans un moment et un lieu précis, encrés par l’écriture et fixant un geste, une pensée, une anecdote transmis dans l’instant mais que la mémoire aurait oubliés. La lecture de ces lettres fait aussi partager le plaisir certain de celui qui les écrit : Feraoun tisse de son ‘’bled’’ des liens et des réseaux et s’il espace ses feuillets d’écriture et d’amitié il sent l’isolement l’enserrer davantage (…) Par correspondance, Feraoun semble combattre cette solitude qui, bien souvent, lui pèse et qui influe sur son écriture’’.

“Lettres à ses amis” nous révèlent une partie importante de la personnalité de Feraoun, ce montagnard kabyle fier de ses origines, cet humaniste déchiré qui appelle les gens à plus de fraternité et ce père de famille simple et consciencieux.

“Dans la correspondance, nous retrouvons aussi l’intervention incessante de la vie de tous les jours, des petits riens qui continuent même en pleine tragédie, même au cœur de la tragédie ; des petits riens aussi qui font la saveur des relations humaines ou familiales. Le style plus allusif de l’art épistolaire demande un effort d’information de la part du lecteur sur le contexte familial, amical, social et professionnel : treize années feraouniennes, treize années algériennes par lesquelles l’écrivain inaugure une notoriété littéraire jamais démentie depuis et confirme une pratique professionnelle qui est sa vie’’.

Feraoun et le poète démiurge Si Mohand

Dans la présentation de La “Terre et le sang», Mouloud Mammeri entrevoit la nouvelle voie qu’aurait prise l’entreprise de Feraoun si la mort ne l’avait pas subitement interrompue. « Après qu’il aura dit ‘’La Terre et le sang’’, c’est-à-dire ce qui fait la réalité première de nos existences, Feraoun rendra aussi « Les Chemins qui montent » qui, justement parce qu’ils montent, sont certainement difficiles, mais aussi mènent vers plus de lumière et d’élévation.

Cette conciliation de l’universalité Feraoun en donnera une image privilégiée dans la présentation qu’un an avant sa mort il fera d’un très grand poète algérien : Si Mohand. La poésie de Si Mohand est enfoncée au plus profond de notre âme maghrébine, mais en même temps elle dit le plus profond des hommes de tous les pays, de toutes les races. La formule que Feraoun avait cherchée toute sa vie, il l’avait trouvée et d’elle pouvait sortir une grande source d’inspiration. La bêtise ne lui a pas laissé le temps.’’

Les Poèmes de Si Mohand sont publiés en 1960 aux éditions de Minuit. Neuf ans avant le colossal travail de recension de Mammeri concernant ce même poète démiurge de la Kabylie, Feraoun a pu inventorier quelques dizaines de pièces de Si Mohand U Mhand en les traduisant en français.

Dans une présentation de 54 pages, Feraoun nous parle simplement du poète qu’il traduit et de la manière dont il a entrepris son œuvre.

« On peut aussi se demander comment un poète profane a pu devenir l’incarnation d’un peuple dont la réserve n’est pas la moindre vertu et qui considère comme immorale la musique chantant l’amour. Si Mohand n’a pas souffert de cette réprobation. C’est qu’il ne cherche à intéresser personne, n’attend rien de personne : ce qu’il dit de lui, il le dit à lui-même. Il a éparpillé ses isefra, ses poèmes, comme fait le semeur dans son champ, et la graine a poussé pour donner naissance à d’autres graines. (…) Dans notre prospection, nous nous sommes attachés à découvrir les thèmes familiers de Si Mohand et à ne retenir que ceux des poèmes qui offraient un caractère évident d’unité ce lyrisme douloureux et touchant avec lequel l’auteur a voulu nous dire sa souffrance », écrit Feraoun dans sa présentation.

Après les recherches de Boulifa dans ce domaine, le travail commencé par Mouloud Feraoun dans ce qui est convenu d’appeler l’anthropologie culturelle, paraît l’un des plus sérieux et des plus prometteurs. Mouloud Mammeri a largement comblé pour nous ce que le destin a arrêté chez Feraoun.

Les instants de “L’Anniversaire’’

Plusieurs textes déjà publiés dans des revues littéraires importantes de l’époque (Terrasses, Revue française, Simoun, Preuves,…) ont été réunis par l’écrivain et ami de Feraoun qui les a publiés dix ans après la mort de l’auteur, en 1972, aux éditions du Seuil sous le titre ‘’L’Anniversaire’’.

Ce titre est porté par une ébauche de roman qui s’arrête malheureusement à la trente-sixième page (selon la pagination de la réédition réalisée par Bouchene en 1990. Le reste de l’ouvrage est composé d’articles sous forme d’études et de réflexions. La plupart des chapitres dégagent l’inquiétude et les déchirements de Feraoun pendant ces heures graves où le destin collectif, fait de misère, de soumission et de défis sous le feu de la guerre ne laisse presque aucune marge au recul et à la réflexion sereine.

Une lettre écrite à Albert Camus en 1958 et intitulée : “La Source de nos communs malheurs’’ (en réponse à ‘’Chroniques algériennes’’ de Camus) resitue pour nous les débats de l’époque où des hommes intellectuellement bien affranchis et qui peuvent même défendre les mêmes valeurs morales et sociales se retrouvent, par la force des choses et le déterminisme de l’histoire, dans des camps opposés. Feraoun écrit dans sa Lettre : « Ceux qui étaient ‘’assimilables’’ étaient aussi des utopistes croyant pouvoir s’évader de leur condition pour pouvoir adopter la vôtre. Mais ni la cravate ni le complet ne firent oublier chéchia et seroual dans un pays où il n’y avait rien d’autre. Pour bien faire, il eût fallu, au contraire, que le costume disparût pour laisser place à la gandoura et au seroual et le peuple algérien, tout entier en burnous, eût à coup sûr retrouvé son unité : celle qu’il avait eue au long des siècles, en dépit des divisions intestines, de la multitude des langages et de la diversité des genres de vie. Car, il y avait bien cette unité nord-africaine imposée au moins par le climat, le milieu, la nécessité de vivre ensemble dans cette ‘’île de l’Occident’’, et que ni les Phéniciens, ni les Romains, ni les Vandales, ni les Arabes ne réussirent à disloquer. Tous ces conquérants, au contraire, s’adaptèrent au soleil du Maghreb, aux steppes de ses plateaux, à la rude existence des montagnes, s’amalgamèrent, fusionnèrent dans le désordre, les disettes et l’anarchie, si bien que lorsque les Français arrivèrent ils ne trouvèrent qu’un seul peuple ». Dans le conflit qui opposera d’une façon irrémédiable Algériens et Français, Feraoun en appelle à l’examen de conscience de tous les esprits libres, de tous ‘’ceux qui se piquent d’avoir de nobles idéaux’’.

L’ouvrage continue par un article de critique littéraire sous le titre : ‘’La Littérature algérienne’’. Dans le même contexte de guerre, Feraoun, en normalien loyal, pense que la culture et la littérature peuvent amortir le choc généré par la bêtise des hommes et servir de pont à un dialogue civilisé. »

Condamné à un douloureux mutisme, au cours d’un tragique affrontement, nous croyons cependant que l’écrivain peut jeter un regard en arrière pour tenter de découvrir, dans un passé plus serein, les promesses d’un avenir fraternel qu’il a voulu aider à préparer, ne serait-ce que pour se justifier, pour déclarer sans rougir qu’il n’a pas failli à sa tâche en même temps qu’il redit son espoir ».

L’auteur de ‘’L’Anniversaire’’ enchaîne par une étude sur l’œuvre d’Emmanuel Roblès intitulée ‘’Images algériennes d’Emmanuel Roblès’’ et publié déjà dans la revue littéraire ‘’Simoun’’, numéro de décembre 1959.

Avec “Le Voyage en Grèce», nous renouons avec le style narratif dans lequel Feraoun est passé maître. Le texte est suivi d’une suite inédite du ‘’Fils du pauvre’’ après une petite étude ethnographique sur ‘’L’Entraide dans la société kabyle’’.

Amar Naït Messaoud

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