Kabylian vertigo

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Par Mohamed Bessa

Mehdi Mezghrane était d’abord un son. Au début des années 80, il mettait sur le marché une étonnante cassette anonyme dans laquelle il chantait, dans une allusion à la gouvernance Chadli, quelque chose comme « lkar inahar uchawi ulach anda itsawi » (L’autocar du Chaouia ne mène nulle part).C’était esthétiquement discutable mais politiquement courageux pour l’époque. La cassette se vend sous le manteau et les spéculations allaient bon train sur l’identité de son auteur puisqu’elle ne portait ni son nom ni celui du presseur. D’aucuns l’avaient d’ailleurs généreusement attribué à Ait Menguelet qui en était encore à « Lexdma luzin s axxam » et qui, pensait-on, aurait ainsi requis l’anonymat pour échapper aux éventuelles mesures de rétorsion. C’était déjà très flatteur pour Mehdi, qui, plus tard, le long d’une œuvre régulière et globalement correcte, n’allait pas faiblir sous le poids de cette méprise. Nanti d’une voix tranquille qui fait s’écouler les mots comme depuis une rivière paisible, il est un chanteur notable à l’audience injustement moyenne.Mehdi sera ensuite une image. Après la mort de Lounès Matoub, des vidéos, volées de la vie privée et d’escapades amicales, allaient aussi circuler sous le manteau. L’une d’elles le montre qui accompagne aux percussions Matoub qui exécutait d’interminables cantiques chaâbies pour ne se donner du répit que pour ingurgiter quelques vers de ce qui semble être du scotch ou du pastis.Rien d’anormal ni de choquant. L’univers des artistes est très solidement associé, dans l’imaginaire général, à une bacchanale.Mais Mehdi ne va pas tarder à virer sa cuti. Dans son dernier album intitulé, dans une désinence levantine, Qaïs et Leila, il professe désormais une ardente foi islamiste. Et règle, au passage, ses comptes à une certaine idée de la Kabylité. « Nekk ur tscherigagh zman/ Ur tsnegizegh ghef yefri/ Ur kechmegh di yir lemnam wala timuzgha ukafri ». (Je refuse de déchirer l’époque / D’enjamber le précipice/ Ne veux ni de cauchemars ni de la berbérité des hérétiques). Cela marche comme des petits pains, comme si Mezeghrane a, de nouveau, saisi le « désert » du temps, un peu comme, en cet autre temps, où Oulahlou avait frappé dans le mille en sortant « Pouvoir assassin ». Le néophyte demeure assez médiocre dans ses arguments mais c’est, sans doute, déjà trop tard que de faire la moindre critique à un islamiste. A retenir seulement que depuis le temps qu’ils bidouillent en Kabylie, les islamistes sont enfin parvenus à se donner une expression chantée. Pour ceux qui ne sont pas contents, il y a heureusement Hassiba Amrouche, cette bombe à fragmentations faite femme, qui chante que « pour aller au Paradis, il faut s’abreuver de l’huile de cade et de décoctions de laurier-rose », donc autant dire, cesser d’y penser. Celle qui avait quitté l’orchestre soporifique de Maâti Bachir pour s’éclater dans le disco, nous revient, ces jours derniers, avec un album complètement trash qui cogne aux portes du plateau de Thierry Ardisson. Aussi, n’était la version qu’en a tiré l’Unique, il n’en serait qu’une affligeante caricature. Mettez-vous en situation, dans l’ambiance vertigineuse des waâda de zaouia où le profane enlace le sacré, et écoutez : »Ay afertetu yagh anemtu snat n teqchichin n Tizi n Watu ». Vous ne savez pas ce que signifie « anemtu », un verbe, assez confidentiel il est vrai, usité dans la seule Kabylie du Sahel bougiote ?Pas de problème, Hassiba l’explicite un refrain plus loin : »Ay afertetu yagh annali snat n teqchichin n Ighil Ali ».Appeler un chat un chat est certainement le dernier must de la philosophie. Une inestimable attitude d’émancipation des tabous et de la gangue des religieux et des hypocrites. En Kabylie, les chanteurs et les poètes sont de véritables hérauts, les prophètes des accomplissements à venir. Il n’est meilleur conseil que de les écouter pour voir par-dessus les limites du temps. Il faut avoir vécu le Printemps noir pour en entendre un écho attardé des semonces comminatoires de Matoub Lounès à l’égard du « Gendarme de Michelet ». Il faut avoir écouté les impavides œuvres de Ferhat pour entrapercevoir le lent mais sûr processus de renaissance de la culture berbère.La Kabylie de demain sera-t-elle la synthèse de tout ça, quelque chose d’intermédiaire entre Amrouche et Mezghrane ?Hassiba s’en fiche comme de son dernier string. Mais, Mehdi…

Laâlam est en berne. Les malheurs s’acharnent sur un bout de douleurs. Les GIA en avait fait une aire de féroces défonces, la nature, cette salope darwinienne, qui n’a décidément aucune pitié pour les faibles, y rajoute sa perfidie. Quatre morts en quelques secondes. Une jeune femme et trois enfants qui partent comme ça, comme des allumettes malencontreusement craquées. Le séisme qui a frappé ici, dans la juste encoignure des limites des wilayas de Bgayet, Jijel et Sétif, n’était pas vraiment violent. Tout juste un soupir de la terre qui, pensent les géologues, nous épargne ainsi un potentiel coup de grisou ravageur. Il fallait tout juste habiter dans des maisons solidement bétonnées. Il ne fallait pas être pauvre.

M.B.

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