Youcef Abdjaoui : un géant marginalisé

Partager

Malgré la marginalisation dont il fut victime de la part des médias et surtout de la Télévision, sans compter l’injustice qui l’a ciblé de son vivant de la part des autorités en charge de la culture, Youcef Abdjaoui demeure très écouté dans la région kabyle. Ce qui reste surprenant, ce sont tous ces jeunes à l’orée de la vingtaine qui écoutent passionnément ce géant. Youcef Abdjaoui n’a été reconnu ni de son vivant ni après sa mort. Son sort ressemble à celui du chanteur kabyle le plus censuré, Matoub Lounès mais à celui de tant d’autres artistes, à l’image d’El Hasnaoui, Slimane Azem, Salah Sadaoui… Youcef Abdjaoui est un chanteur prolifique. Il fut régulier dans sa production artistique. Même après sa mort, il a laissé deux albums posthumes sortis aux éditions “Akbou-Music” de Bgayet.

Sur le plan musical, Youcef Abdjaoui possède son propre style puisqu’il a réussi à marier, avec une harmonie parfaite et une certaine dextérité, les styles chaâbi et oriental. Dans la superbe chanson d’amour Ayghar inid ayghar, on retrouve la touche orientale dans l’instrumentation mais l’âme kabyle dans l’interprétation. Dans cette chanson, le poète implore l’être aimé d’être plus compatissant. Youcef Abdjaoui a recours, dans sa poésie, à la description physique de la femme. Ce qui n’est pas sans suggérer une certaine perception naïve du sentiment amoureux. Mais c’est plutôt la sincérité qui se dégage le plus de cette chanson. Une sincérité que le choix des mots ne fait que confirmer et conforter. Il y a aussi cette simplicité dans le choix des vocables et des phrases. La poésie de Youcef Abdjaoui est simple mais n’est pas simpliste. Une certaine profondeur se dégage de chaque mot, une profondeur accentuée par le cœur que Youcef Abdjaoui met en exécutant. Youcef Abdjaoui injecte une énergie tonique dans cette chanson d’imploration. Il ne chante donc. Il conjure avec des mélodies que le temps ne pourra pas éroder. On écoute les chansons de Youcef Abdjaoui sans se lasser car sa voix est celle des grands artistes authentiques. La preuve, en dépit d’une exclusion qui continue à le frapper de la part de ceux qui sont censés promouvoir le vrai art, il est découvert chaque année par de nouveaux jeunes sans publicité, ni tambour ni trompette.

Beaucoup ne connaissent peut-être pas l’étendue de l’amitié qui liait Matoub à Youcef Abdjaoui. Ce dernier a même participé dans le chœur dans la chanson de Matoub sortie en 1991 intitulée Izriw. En 1988, quand le Rebelle est blessé par balles par des gendarmes, Youcef Abdjaoui est tellement touché qu’il compose une chanson sur ce malheur. Et à son tour, quand Youcef Abdjaoui est malade, Lounès en est très affecté. Selon le témoignage d’un jeune artiste. Matoub était accablé le jour où il découvrit l’état dans lequel se trouvait l’aède de Bgayet. Ce qui l’a affligé le plus, c’est la solitude dans laquelle il se trouvait. Matoub lui dédie une chanson sortie dans l’album Au nom de tous le miens et intitulée Armi Glalzegh i faquegh (ébranlé). Matoub disait au sujet de Youcef Abdjaoui : “Une fois ébranlé, je pris conscience que j’ai jeté mon pas dans l’abîme. Parmi ceux en l’amitié de qui j’avais foi, nul ne se tint sur mon seuil. Ils me congédièrent de leur seuil. Je désespère d’avoir un ami. Que je lui offre territoire en mon cœur. Il l’habiterait ainsi sans sortir. Jusqu’à ce que se baissent mes paupières”.

Ici, il y a une sorte de transposition que fait Matoub au sujet d’un sort semblable au sien. Dans le cas de Youcef Abjadoui, l’œuvre a dépassé l’homme, car cet artiste n’était pas du genre à s’exhiber devant les caméras ou à se produire devant les ministres pour des honneurs. Youcef Abdjaoui était un chanteur effacé et discret. Il ne cherchait pas la gloire mais cherchait à donner un sens à la vie. Il a mené une vie d’artiste, celle où les échecs se succèdent. Une vie d’homme éternellement incompris. Un parcours instable où la déchéance et le désespoir ne laissent aucune place à la félicité. La tristesse de la vie de Youcef est perceptible dans ses chansons. Ainsi, l’exil dont il a lui aussi pâti a été au centre de son œuvre. L’une de ses plus belles chansons à ce sujet est Ahlil ma ntavits aka. Cette chanson est une vraie œuvre où est décrite la misère de nos émigrés qui noyaient leur chagrin dans la boisson. Youcef Abdjaoui est un chanteur réaliste. Il parle dans la chanson sus-citée de sa famille et de ses enfants qu’il ne verra pas de sitôt. C’est une chanson émouvante avec un support musical des plus suaves. Dommage que ce genre d’œuvres ne soit pas protégé par l’ONDA. Cette chanson a été reprise récemment dans le cadre de ce qui est communément appelé “non-stop”. Un véritable massacre ! S’il pouvait écouter comment sa chanson a été défigurée, Youcef Abdjaoui se retrouverait dans sa tombe.

Il est impossible de cerner l’œuvre de Youcef Abdjaoui dans un seul article. En même temps, on ne peut parler de Youcef Abdjaoui sans citer ses deux chansons les plus célèbres. Ces dernières ne sont pourtant pas forcément ses meilleures. Mais son public en a décidé autrement. Il s’agit de Yeguma wul et Tit d’wul. Dans Yeguma wul, Youcef Abdjaoui revient à un amour qui est sans doute le premier. Des tas d’anecdotes sont rapportées par ses fans, notamment dans la wilaya de Tizi Ouzou. On raconte que Youcef Abdjaoui a composé cette chanson pour la première femme qu’il a aimée, dans son patelin. On dit que c’est à l’occasion du mariage forcé de cette dernière que l’artiste l’a créée. Il se raconte même que le jour où eut lieu la noce, il avait animé un gala au village pour crier sa rage de perdre la femme élue par son cœur.

Citer ces anecdotes n’a pour but que de montrer à quel point cette chanson (Yeguma wul) est entrée dans la légende locale. Ce sont les fans qui, en l’écoutant, racontent ces conjectures.

Dans la deuxième, Tit d wul, le thème est original. Le poète imagine un dialogue entre les yeux et le cœur au sujet d’un coup de foudre qui aurait mal tourné. Les deux parties se rejettent la pierre. Le cœur dit aux yeux que sans eux, il n’aurait rien pu voir. Les yeux répondent que sans le cœur, même après avoir vu, il ne se serait rien passé.

Aomar Mohellebi

Partager