Etrange déréliction et machiavélisme débridé

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Ce texte écrit en 1986 est un véritable réceptacle des idées et préoccupations de Matoub ; une boite de Pandore qui s’ouvre laissant s’échapper tous les maux fors l’espérance. Ces maux ont besoin des mots de Matoub pour être dits, décriés et honnis. Alors, se dessine un véritable nœud de vipères qui, fatalement, va conduire l’homme vers une déréliction inédite. La force du mal- on dira aujourd’hui l’axe du mal- semble ne trouver devant elle aucune espèce de résistance susceptible de la remettre en cause.L’aventure individuelle, ses chaos et ses affres, se conjuguent au destin collectif écrasé par le machiavélisme des princes et la cupidité sordide des sous-fifres.Matoub a sorti cette chanson dans un moment sombre de l’Algérie indépendante, une période d’interrogations et de perplexités pesantes. On était au lendemain de la répression de 1985, cinq ans après le Printemps berbère et à la veille de la révolte sanglante d’octobre 1988. Le prix du pétrole commençait à connaître une courbe descendante, ce qui avait jeté un vent d’inquiétude dans le sérail politique ; les amitiés militantes s’effilochaient à vue d’œil suite à la répression, à la récupération et à la création d’une clientèle docile devant les desiderata des princes. Se profilait alors à l’horizon une situation d’aigreur, de remise en cause et d’une indépassable aporie. Dans sa sensibilité à fleur de peau et dans son idéalisme positif, le poète est profondément touché, voire ulcéré. Il n’avait que les mots pour conjurer les maux, mais il en avait de justes, de percutants et de porteurs. D’ailleurs, cette chanson, longue d’environ une demi-heure, fait partie d’un album presque entièrement consacrée à la situation du pays : citation de Bakounine insérée dans un ‘’appel’’ au président, l’éternel chantier du métro d’Alger, le rêve d’un condamné à perpétuité qui se voit revenu chez lui pour visiter ses enfants, la piété religieuse qui se voit transformée en jésuitisme intéressé,…C’est un véritable livre sous forme d’un réquisitoire contre le système despotique et rentier et contre les valeurs de perversion morale et sociale qu’il a secrétées.L’originalité de A tarwa l’hif se trouve dans cette combinaison et cet enchevêtrement heureux entre un cruel destin individuel- confinant au purgatoire- et une affligeante destinée collective broyant les hommes pour de sordides mobiles de prosaïques intérêts. Pour sonder de tels abysses et pour dire de telles angoisses- terrestres et existentielles à la fois- Matoub a usé de son pouvoir expressif, de toute son emphase faite de métaphores percutantes, d’allégories subtiles et de poésie charmeuse.Cette chanson-épopée tente- et réussit l’entreprise- d’écrire un livre réquisitoire d’un système et d’une morale que d’autres, après Matoub, ont jeté à la face d’un pouvoir qui incarnait la perversion, le mensonge et l’arbitraire. Fait rarissime, dans l’histoire de l’oralité, qu’une chanson- des chansons pour être juste- ait un destin aussi élevé servant de moyen de sensibilisation et de libération. En cela, At a trwa l’hif est la sœur jumelle d’ “Ammi”, chanson produite par Aït Menguellet trois ans plus tôt.

Amar Naït Messaoud

Matoub Lounès A tarwa l’hif

1-Elles se vantent et parlent trop Certaines personnes De changer gouvernance au pays. Les cachots se fermeraient ;Ou mieux, elles les détruiraient, Et dissiperaient les nuées d’hiver. Ces gens ont juré bien Qu’ils atteindraient leurs desseins ; Ils enlèveraient l’œuf enfin Sans que la perdrix s’envole Ô vous, enfants de la misère ! Les figues naîtraient-elles de la gadoue ? 2-Ces hommes sont pleins de bon sens Celui qui les écoute ! Couchera dans un lit de peines. Qui les fuira Après les avoir connus, Sera vu comme poltron. La laine qui est blancheSi elle était portée par des lions Et non par des brebis,Rares seraient ceux qui en porteraient la tunique.

3-Il est certaines personnes Quand de toi ont besoin, T’accueillent par un sourire. Elles te flattent et te soumettent Comme c’est mon cas à présent. On t’affuble d’une vaillance apocryphe Qui te fera oublier la peur. Si par malheur tu te fâches On te fera tambour et trompetteEt dira de toi que tu es impur 4-Consolez-vous, chers parents, Puisque la vague du temps M’a ravi à vous. Ceux-là que nous supposions instruits,Une belle fraternité,Aujourd’hui me mettent à l’index.Ils se sont concertés sur mon nomPour le souiller pour de bonQui l’entendra frémira.Ainsi, la vie m’a réservéUne place parmi les chiensQui me dévoreront à leur faim.

5- Ô vous père et mère !A vous je ne ressemble guèreAutrement aujourd’hui,Je serai parmi vousSeul le lien filial me pardonnera.Moi, plus jamaisJe ne fais partie de cette jeunesse.Finie mon heure à l’assembée,Déjà s’annonce la nuit ;

Mes pieds sont transis de froid.La transaction a bien eu lieuJe suis vendu au rabaisEt attaché dans une bergerie.

Voilà, elle est briséeL’amphore de ma vie !C’est par un verre de poisonQue j’ai achevé ma tragédie.Quant à l’espoir,Il a déserté ma maison.

6-Le bateau qui me portaitSur une mer de jalousieSe déstine vers une contrée immonde.J’ai laissé un panier de braisesComme viatique à ma femme,Qui ajoutera à sa noirceur.La mauvaise nouvelleLes femmes la lui annonceront.Elle creusera en elle telle une vermine.Quant aux injures de belles-soeurs,C’est là un mal sans guérisseurJ’en sens déjà les blessures avant elle.

7-Reste sereine à mon sujet ; Cherche ta chance ailleurs, Moi j’accepte le divorce. Cherche tes amis de jeunesse,Profite avant la chute finale. Si tu persistes comme cela A vivre dans la misère, Jamais ton œil ne verraLe champ des merveilles N’attends pas mon retour,Ouvre bien les yeux Tu sais que la vie est courte Arrache ton dû à la vie Et joins le courage à l’esprit.

8-L’enfant qui nous liaitN’eut que deux mois Le jour où il nous quittaTels deux corbeaux, nous restâmesLes ailes brisées.Console-toi à mon sujetConsidère-moi parmi Ceux qu’on a appelésLorsque la guerre s’est déclarée.Quand il était question qu’ils revinssent,Tous furent pris par la pinceDe la mort qui les épousa un par un.

O malheur, ô désastreQue la vie nous offre ! Les sots deviennent des astresEt l’homme bon traîne encore !

9-C’est la vérité blanche comme suaireQui fait de moi queDans tous ces pièges je me perds.Si tous les hommes que je connais Pouvaient réaliserComment se posent les problèmes !Certains diront que je me fourvoie,Feindront la compassionComme si jouissait de quelque estime.Ils m’appelleront l’AudacieuxPrêt à fendre les cieux‘’Il ne naîtra plus un homme pareil’’ !

10-C’est là le visage de la vie :C’est après qu’il meurtQu’on accorde à l’homme sa valeur.Même si de son vivantOn le prenait pour un sot,Aujourd’hui si on l’orne de beaux mots,On sait qu’il est perdu à jamais.Avec un amas d’ignominieSemée de misère et d’infamie.Il était à bord d’un vaisseau trouble,Mit le pied dans une mer profonde.Pris par l’onde ;Son exploit devient proverbial.De son nom, ils baptiseront Tous leurs rejetons ;Il sera gravé à jamais.S’il fait partie de ces GrandsQui nous gouvernent tousIl sera inhumé à El Alia. S’il fait partie des indociles,Il sera sali de calomniesEt l’infortune fera de lui un traître.Combien de ceux qu’ils ont étranglésA qui, vivants, ils devaient allégeance et vivats !11-Les exemples que je vous donnerai Sont ceux que j’ai rencontrésDans la demeure de ma vieC’est la pauvre cervelle que j’ai affûtéePour enfin les retrouverLe jour où survint ma tragédie.A cette belle dernière je suis attachéEt j’ai à tout le monde juréQu’elle deviendra ma fiancée.Ecoutez-moi bien, ô vous que je connais :Si vous voyez que je me trompe,Sur ma tombe, vous pouvez cracher.

12-Quiconque trouve son frère dans un brasier,Le pauvre enfiévré,Le laisse dans son état.Aux autres, il dira :Mon frère ne manque de rien.On le croit alors brave hommeQuand le médecin lui délivre des produitsSans parcimonie,Le mal en lui creuse davantage.Son frère qui vient le mettre dans la tombeVoit son cœur jubilerMême si de ses yeux des larmes tombent.

13-L’imposture mène notre monde ;Qui s’en croit protégé,A ses côtés, elle aborde.Qui la pratique se trouve aiméEt l’aisance chez lui surabondePar le verbiage, il s’affuble de la dignitéEt étouffe la vérité profondeL’esprit futé joint la braise au plomb. Ô vie, champ de malheur !Qui manie bien le leurreSe voit regorger de biens !

Traduction Amar Naït Messaoud

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