« Toute poésie est avant tout une voix, et celle-ci plus particulièrement. Elle est un appel qui retentit longuement dans la nuit, et qui entraîne peu à peu l’esprit vers une source cachée, en ce point du désert de l’âme où, ayant tout perdu, du même coup on a tout retrouvé…mais avant que j’eusse distingué dans ces chants la voix d’un peuple d’ombres et de vivants, la voix d’une terre et d’un ciel, ils étaient pour moi le mode d’expression singulier, la langue personnelle de ma mère ». Jean El Mouhouv Amrouche
Parler de Fadhma Ath Mansour Amrouche, c’est éveiller une source vive dont il ne reste que les ravines, ces cicatrices profondes, qui nous rappellent, à notre corps défendant, au devoir, laborieux du reste, de mémoire. «Je te salue, Fadhma, jeune fille de ma tribu ; pour nous, tu n’es pas morte ! On te lira dans les douars, on te lira dans les lycées, nous ferons tout pour qu’on te lise !». C’est par ces mots, pour ainsi dire ces vœux pieux, que Kareb Yacine a mis le point final à la préface qu’il avait consacré à l’autobiographie, «Histoire de ma vie» de Marguerite Fadhma Ath Mansour Amrouche. Ce récit poignant qui vous prend littéralement à la gorge. Elle a irrigué les muses de Jean El Mouhouv et de sa sœur Louise Taos d’une sève emprunte d’authenticité et de pureté. Parce que «les chants de jean et de Fadhma sont avant tout les cris du déracinement du sol natal. Même promus citoyens français, même convertis au christianisme, les Amrouche restent des intrus, et ils doivent s’expatrier, comme tant d’autres algériens : la patrie asservie doit rejeter ses propres fils, au profit de la race des maîtres». D’ailleurs, dans une lettre qu’il avait adressée à sa mère, Jean El Mouhouv lui parlait dans le ton de l’affection que tout enfant doit à sa mère mais pour le poète, il s’agit de bien plus que cela : «Voici plusieurs semaines que je veux t’écrire une longue lettre. En marchant dans Paris, il m’arrive de rêver que tu es à mon bras. Nous allons lentement, très lentement, comme le soir, sur la route le long de la voie du chemin de fer, à Radès (Tunisie). Tu traînes tes pauvres pieds dans tes vieilles savates, tu croises ton fichu décoloré sur ta poitrine. Mais tes yeux de petite fille malicieuse regardent tout autour, et rien ne leur échappe, des nuances du ciel, des étoiles qui nous font des signes ; une grande paix monte des jardins parmi les parfums qui vont se fondre dans la paix qui tombe du ciel. Et je pense, mélancoliquement, que la vie ne nous accordera plus bien souvent de faire ces promenades, avant que la maison ne replie sur nous ses ailes pour la nuit. Notre maison de Radès, je ne l’évoque jamais sans être ému jusqu’aux larmes. Elle est si lourde de souvenirs, si pleine de songes où les images désolées et celles que la joie illumine -plus rares hélas ! Que les premières- sont unies si étroitement qu’elles composent une harmonie amère et douce qui est comme la musique même de son âme. Petite maman, douce maman, maman patiente et résignée, maman douloureuse et pleine de courage ! Sais-tu seulement que ton Jeannot n’est pas sorti de tes jupes, qu’il ne sera jamais guéri de son enfance et que quoi qu’il fasse et où qu’il soit, tu es avec lui, non point comme une image fugitive qui traverse en éclair la mémoire ; mais comme l’air qu’il respire, et sans lequel il mourrait étouffé ? Comment vas-tu en ce printemps si semblable à l’été ? Comment supportes-tu tout le travail de la maison ? Toutes les charges finissent par retomber sur papa et sur toi. Après avoir trimé pendant plus de cinquante ans, vous aviez droit au repos, et nul de vos enfants n’a pu encore vous l’assurer. Mais petite maman, tu es notre miracle secret. Car malgré tous les travaux qui usent l’âme et le corps, Dieu t’a accordé la grâce la plus rare : sous les rides et sous les cheveux blancs, tu as gardé l’âme fraîche et une réserve de joie comme une source sous les roches jaillit de tes yeux fatigués. Si quelque poésie et quelque sentiment de l’art nous portent, Marie-Louise et moi, c’est à toi que nous le devons. Tu nous as tout donné tu nous as transmis le message de notre terre et de nos morts. Mais ton œuvre n’est pas terminée, petite maman. Au moment où je commence à entrevoir ce sur quoi doit porter mon effort principal, je fais appel à toi. Il faut que tu rédiges tes souvenirs, sans choisir, au gré de ton humeur et de l’inspiration. Ce sera un grand effort. Mais songe, ma petite maman, que tu ne dois pas laisser perdre ton enfance et l’expérience que tu as vécue en Kabylie. Un enseignement de grand prix peut s’en dégager. Et ce sera pour moi un dépôt sacré. Je t’en supplie, petite maman, prends en considération ma requête… Petite maman, je t’embrasse tendrement». Des petits mots, des mots simples sortis tout droit du cœur du fils qui se trouve écartelé entre son «esprit et son âme». «La France est l’esprit de mon âme et l’Algérie l’âme de mon esprit».
«C’est pour cela que je vous l’ai confiée ?»
«Un mercredi, jour de marché ma mère me chargea sur son dos et m’emmena aux Ouadhias. Je me souviens très peu de cette époque. Des images, seulement des images. D’abord celle d’une grande dame habillée de blanc, avec des perles noires. À côté de son chapelet, un autre objet en cordes nouées, sans doute un fouet (…) Mais je vois surtout une image affreuse, celle d’une toute petite fille debout contre le mur d’un couloir. L’enfant est couverte de fange, vêtue d’une robe en toile de sac, une gamelle pleine d’excréments est pendue à son cou (…) En plus de cette punition, la fille fut fouettée jusqu’au sang. Quand ma mère vint (…), elle trouva encore les traces sur mon corps. Elle passa ses doigts sur toutes les meurtrissures, puis fit appeler la Sœur. Elle lui montra les traces de coups en lui disant : «C’est pour cela que je vous l’ai confiée ? Rendez-moi ma fille !». La Sœur me déshabilla, m’enleva même la chemise (…) Ma mère me saisit et me jeta sur son dos». Sans le savoir Fadhma, enfant, apprenait les rudiments de l’errance. Elle ne fut chez elle nulle part. «Etoile secrète» en quête d’une patrie terrestre mais les portes du destin demeuraient obstinément closes. Elle est venue au monde, pour ainsi dire, par effraction et est restée toujours l’intruse là où elle allait. «Juché sur son mulet, une malle devant moi, je remplissais mes yeux de toute cette nature que je ne devais revoir que bien longtemps après, et pour très peu de temps. Car depuis 1898, je n’ai revu mon village que trois fois, très espacées, et jamais par la route que je venais de parcourir !…j’avais bien pleuré mais je m’étais dit : il faut partir ! Partir encore ! Partir toujours ! Tel avait été mon lot depuis ma naissance, nulle part je n’ai été chez moi !». «Le livre de Fadhma, écrit Kateb Yacine, porte l’appel de la tribu, une tribu comme la mienne, la notre, devrais-je dire, une tribu plurielle et pourtant singulière, exposée à tous les courants et cependant irréductible, où s’affrontent sans cesse l’Orient et l’Occident, l’Algérie et la France, la Croix et le Croissant, l’Arabe et le Berbère, la montagne et le Sahara, le Maghreb et l’Afrique, et bien d’autres choses encore : la tribu de Rimbaud et de Si Mohand Ou M’hand, d’Hannibal, d’Ibn Khaldoun et Saint Augustin, un arbre de jouvence inconnu des civilisés, piètres connaisseurs de tout acabit qui se sont tous piqués à cette figue de barbarie, la famille Amrouche». Poursuivant plus loin sa lecture du livre de Fadhma, Kateb Yacine en parle ainsi: «Examinons une dernière fois l’arbre de la tribu, et voyons seulement son bourgeon terminal : Jean, Taos , Fadhma : le fils, la fille, la mère, tous les trois sont poètes, n’est-ce pas merveilleux ? Tous les trois sont poètes, mais le don poétique ne leur appartient pas comme un méchant volume à son auteur, non, la poésie qu’ils incarnent, c’est l’œuvre de tout un peuple. Mais ce livre est aussi, dans son humilité un implacable réquisitoire. Trop de parâtres exclusifs ont écumé notre patrie, trop de prêtres, de toutes religions, trop d’envahisseurs de tout acabit, se sont donnés pour mission de dénaturer notre peuple, en l’empoisonnant jusqu’au fond de l’âme, en trahissant ses plus belles sources, en proscrivant sa langue ou ses dialectes, et en lui arrachant jusqu’à ses orphelins ! Ils devraient désormais comprendre qu’on peut faire beaucoup de mal avec de bons sentiments. Pour ma part, en signant cette introduction, j’ai tenu à être présent au grand événement que constitue pour nous la parution d’un tel livre. Il s’agit d’un défit aux bouches cousues : c’est la première fois qu’une femme d’Algérie ose écrire ce qu’elle a vécu, sans fausse pudeur et sans détour. Du plus profond de sa tombe d’exil, en terre bretonne, Fadhma semble nous dire : «Algériennes, Algériens, témoignez pour vous-même ! N’acceptez plus d’être des objets, prenez vous-même la plume, avant qu’on se saisisse de votre propre drame, pour le tournez contre vous !». Puisse l’Algérie libre ne plus prêter l’oreille aux diviseurs hypocrites qui voudraient faire de toute vérité un tabou, et de tout être un intouchable… et qu’on ne vienne pas me dire Fadhma était chrétienne ! Une vraie patrie se doit d’être jalouse de ses enfants, et d’abord de ceux qui, toujours exilés, n’ont jamais cessé de vivre pour elle. L’ouvrage que voici l’atteste plus que tout autre». Elle s’est éteinte en Bretagne, le 9 juillet 1967, à l’hôpital de Saint-Brice-En-Coglès. Quelques temps avant sa fin, elle a su que ses mémoires seraient édités, et cet hommage de Kateb Yacine, écrit pour l’essentiel avant sa mort, et dont elle prit connaissance, lui est allé au cœur. Une allée porte son nom dans la commune de Baillé en Bretagne, alors que chez elle, elle est pratiquement inexistante, le même ostracisme frappe ses enfants Jean el Mouhoub et Taos Amrouche.
S. Ait Hamouda