Libérer la mémoire historique des interférences politiques

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''On ne peut se guérir d’un traumatisme par refoulement'' (M. Harbi)

La mort du dernier des historiques de la Révolution algérienne, Hocine Aït Ahmed, a fait remonter à la surface le besoin impérieux de la connaissance de l’histoire du mouvement national et de la guerre de Libération. Besoin écrasé par une adverse fortune des calculs politiciens et d’une dangereuse légitimation des élites dirigeantes par une grave altération de l’histoire. « Les noms propres, les acteurs historiques n’ont guère le droit à l’existence dans les publications algériennes (…) L’idéologie nationale, c’est-à-dire l’exploitation du capital idéologique de la guerre, qui donne sa raison d’être au FLN, est appelée à servir d’illustration et de légitimation de l’État ; elle substitue une ligne univoque à la polyvalence de la culture nationale ; elle prétend même diriger l’écriture de l’histoire », écrivait l’historien René Galissot dans la revue Temps modernes (avril 1986). En effet, les manuels d’histoire, même s’ils commencent à se «décomplexer» quelque peu par rapport aux noms et photos des leaders de la révolution de novembre et des pères du nationalisme algérien, sont encore loin de faire dans la vraie pédagogie et de jeter une lumière suffisante sur tous les pans de l’histoire du pays liée à la décolonisation. En dehors de l’école et de ses manuels, le paysage éditorial commence à s’enrichir de témoignages et de mémoires inhérents à cette période de l’histoire nationale. Aït Ahmed a contribué avec un certains nombre d’ouvrages, à faire connaître des facettes qui demandent encore à être mieux explorées et connues par notre jeunesse. Acteur direct et témoin précieux, Aït Ahmed a, entre autres, écrit : «Mémoires d’un combattant», «Guerre et après-guerre», en plus du livre traitant de l’assassinat de l’avocat Ali Mecili en avril 1987 «l’Affaire Mecili», et de la thèse de doctorat sur les droits de l’Homme dans la charte de l’OUA soutenue en 1976. Cela, en plus de grands articles dans des revues et journaux, de longues interviews très instructives. Il aurait également laissé des manuscrits qui seront probablement édités dans un proche avenir. En tout cas, l’actualité du livre d’histoire relative à la guerre de Libération en particulier, et au mouvement national en général, devient de plus en plus riche, se renforce régulièrement de nouveaux titres, s’expose à des lectures diverses et commence à faire débat. Des ouvrages écrits par des acteurs vivants de la guerre, maintenus longtemps sous interdiction, circulant sous cape, sont aujourd’hui exposés dans les Salons du livre et sur les rayons des librairies. Les maisons d’éditions algériennes se bousculent pour les rééditer après leur première publication par des éditeurs étrangers.

L’histoire interdite

Sous la chape de plomb des années soixante-dix et quatre-vingt, où la présence d’un livre de Harbi, de Bachir Hadj Ali ou d’Yves Courrière dans le cabas d’un téméraire voyageur pouvait valoir à celui-ci un interrogatoire dans un commissariat de police, il se trouvait, énigmatiquement dans les bibliothèques de certaines hautes institutions de la République des livres sur lesquels pèse une interdiction formelle sur l’ensemble du territoire national. C’est curieusement au siège du ministère de la Défense nationale, aux Tagarins, que, accomplissant mon service national, j’ai pu accéder, au milieu des années 1980, aux deux grands ouvrages de Mohamed Harbi :  »Le FLN, mirage et réalité » et  »Les Archives de la révolution algérienne », tous deux édités aux éditions Jeune Afrique, à Paris. Mieux vaut tard que jamais, les derniers survivants de la guerre de Libération nationale- pas tous malheureusement- se sont mis, à la faveur de la liberté d’expression que notre pays connaît depuis maintenant presque deux décennies, à l’écriture de leurs mémoires, en révélant certains pans mal connus ou insoupçonnés de cette grande épopée du 20e siècle. Après Ferhat Abbas, Hocine Aït Ahmed et quelques rares autres acteurs qui ont osé s’exprimer dans les années soixante-dix, c’est autour de Tahar Zbiri, Si Lhafid Yaha, Ould El Hocine, Chadli Bendjedid et d’autres personnalités historiques, de mettre à la disposition des jeunes Algériens la connaissance de leur parcours personnel dans une œuvre collective dure mais exaltante. Inévitablement, le récit des événements, plus de cinquante ans après leur déroulement, a très peu de chance de se réaliser dans une complète sérénité tant les révélations des uns se heurtent aux récits des autres. Néanmoins, à moyen terme, le salut en matière de connaissance de l’histoire, passera par ces confrontations et ces récits croisés. C’est d’ailleurs à la lumière de la décantation attendue en la matière que pourra commencer le travail pédagogique d’insérer des faits, des connaissances, des récits établis, dans les livres scolaires algériens, comme cela se fait à travers toutes les écoles du monde.

Une histoire pour  »légitimer » le pouvoir politique ?

En tout cas, un pas de géant a été franchi depuis que le secrétariat permanent de l’appareil exécutif du parti unique réunissait, dans des pseudo-séminaires, au début des années quatre-vingt du siècle dernier, les apparatchiks de l’époque pour procéder à la « réécriture » de l’histoire de la révolution algérienne. On a voulu établir une historiographie officielle, version édulcorée bâtie sur l’exclusion, dans la mémoire collective, de séquences « gênantes » et de personnalités historiques disparues qui risquaient de porter ombrage à l’image des gouvernants du moment. On travaillait pour établir une histoire et une mémoire hors du temps, scotomisées et  »prêtes à l’emploi » pour légitimer la démarche et le personnel qui ont pris le pouvoir après la fin de la guerre. On a même détourné un magnanime et généreux principe,  »un seul héros, le peuple », pour oblitérer les noms des héros de la révolution. Pour Mohamed Harbi, la guerre de Libération nationale,  »les gouvernants algériens s’y référent pour légitimer leur pouvoir et l’opposition pour pleurer la révolution manquée ou déplorer l’espérance trahie. Le débat sur le legs de la révolution anticoloniale est encore sacrilège. Toute critique, même mesurée est considérée comme une hérésie. Mais comment se résoudre à accepter que l’histoire soit niée et vidée de son contenu quand on sait que le legs révolutionnaire pèse lourdement sur la capacité des Algériens de déchiffrer leur présent et de s’imaginer un futur ? » (in  »1954, la guerre commence en Algérie » -éditions Complexe-1998). Aujourd’hui, des Algériens s’assument publiquement pour écrire ce qu’ils ont vécu ou réalisé pendant la lutte de libération nationale. Certes, des coins d’ombre et des points frappés d’une certaine susceptibilité- comme le MNA, l’affaire Melouza,…- continuent à évoluer dans une certaine  »omerta », ou bien dans un dialogue de sourds lorsque le sujet arrive à être incidemment défloré et subitement clos, mais malgré tous ces aléas, le travail de mémoire relatif à la guerre de Libération ne cesse de se conforter et de trouver chaque jour son terrain d’expression. Séminaires, études, articles académiques, conférences, aucun support n’est boudé.

Amar Naït Messaoud

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